Projet
d'un livre d'exercices d'entraînement à la traduction du latin
médiéval
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Monique Goullet
et Michel Parisse
Introduction
Aux yeux des étudiants
d'aujourd'hui, traduire une langue vivante n'apparaît pas, la plupart
du temps, comme une performance problématique, en ce sens que la
légitimité de l'acte n'est jamais mise en doute : traduire
un discours oral ou un texte écrit de l'anglais, de l'allemand,
de l'italien, du japonais, etc… en français n'est jamais suspect
d'inutilité, voire d'illégitimité ou d'infaisabilité.
Le latin, au contraire, jeté dans les oubliettes des langues dites
mortes - au mieux « anciennes » -, fait de plus en plus figure de fossile,
entièrement coupé des codes de la culture vivante d'aujourd'hui,
si bien que son décodage (sa compréhension) est aussi aléatoire
que son transcodage (sa traduction). Ce petit cahier d'exercices se voudrait,
selon la jolie métaphore par laquelle les Anglo-saxons désignent
les manuels, un « compagnon » d'apprentissage à l'usage de ceux
que déconcerte le décalage à la fois linguistique
et culturel entre le latin médiéval et le français
moderne. Il présente un éventail de textes assez large sur
les plans typologique et chronologique pour confronter l'apprenti historien
à de multiples difficultés grammaticales, lexicales et sémantiques,
qui peuvent être facilement résolues, ou tout au moins assumées,
si l'on a les bons réflexes pour y faire face, et les bons outils
pour les aborder.
On trouvera donc, à
la suite de chaque texte, les explications des principales difficultés
de tous ordres, et une proposition de traduction. Nous aurons atteint notre
but si les utilisateurs de ce cahier d'exercices considèrent en
effet que ce ne sont là que des propositions, et s'ils sont tentés
de leur substituer d'autres solutions. On ne répète plus
la formule rebattue des Italiens : traduttore traditore, tant il est admis
aujourd'hui que la traduction ne peut être que trahison. Mais tant
qu'à trahir, mieux vaut le faire en connaissance de cause, en en
assumant tous les risques : le pire serait d'être dupe, et de croire
bien faire en toute innocence. Inutile de revenir sur les problèmes
généraux de la traduction : la bibliographie est immense
. En revanche il faut souligner combien il importe que le traducteur connaisse
et domine les deux codes avec lesquels il va jouer : celui de la langue-source,
en l'occurrence le latin, et celui de la langue-cible, c'est-à-dire
le français. Nous supposons donc ce type de difficulté globalement
résolu, et nous n'attirerons l'attention que sur ce qui fait particulièrement
problème, en particulier les faits linguistiques propres au latin
médiéval - par comparaison avec le latin classique -, ou
propres à tel type de texte - le vocabulaire technique, par exemple.
Pourquoi, et pour qui traduire
? La réponse à ces questions
conditionnera évidemment le style de la traduction qui, comme tout
type de rédaction, s'inscrit dans un système culturel dont
la rhétorique n'est que l'une des marques d'expression. Nous partirons
du principe, ici, que l'objectif à atteindre est la traduction de
type universitaire, laquelle entend restituer tout le sens du texte, lui
rester fidèle autant que possible dans le niveau de langue, les
modes de discours, les procédés rhétoriques, et même,
autant que faire ce peut - et c'est là le plus difficile - par-delà
les dénotations, dans les connotations. Lorsqu'on a compris un texte
latin, le plus difficile reste à faire : trouver les mots et les
procédés du français qui en restituent l'esprit, sinon
la lettre. On a pu comparer l'exercice de traduction au supplice que le
brigand Procuste infligeait aux voyageurs qu'il capturait, étendant
les grands sur un petit lit et coupant les extrémités des
membres qui en dépassaient, et écartelant au contraire les
petits sur son grand lit ; on peut aussi prendre des images moins terrifiantes,
et voir dans les exigences de la traduction la recherche désespérée
de la quadrature du cercle, ou bien encore la couverture que le dormeur
remonte sur ses épaules au risque de se découvrir les pieds,
et ainsi de suite. Bref on ne peut jamais conserver tout le sens, ne serait-ce
que parce que toucher à la forme, c'est aussi forcément toucher
au sens. Il faudra donc faire au mieux, lequel ne sera jamais la perfection.
Avant de passer à
une série de conseils pratiques, énonçons un principe
de base : ne jamais écrire une traduction avant d'avoir parfaitement
compris le sens du texte latin. Autrement dit ne pas transcrire le latin
mot à mot, car cette ébauche maladroite constituerait définitivement
un écran entre le texte-source et le texte-cible. Il faut se fier
au vieux principe de Boileau : « Ce qui se conçoit bien s'énonce
clairement, et les mots pour le dire vous viennent aisément ». Une
fois parfaitement compris le sens d'une phrase, il est en général
peu difficile de trouver son meilleur équivalent français
; au moins ne risque-t-on plus de commettre de contresens.<:p>
1. Vers la compréhension
du texte latin
a)
Lire plusieurs fois le texte, afin de s'imprégner de la structure
des phrases, de repérer les champs lexicaux, les effets rhétoriques
éventuels, de jauger les difficultés. Ouvrir le dictionnaire
le plus tard possible. De lecture en lecture, faire des repérages,
en partant de la macrostructure, jusqu'à la microstructure : souligner
d'abord, ou tout au moins relever mentalement, les liaisons logiques, les
conjonctions de subordination et le verbe qu'elles gouvernent, les propositions
infinitives, les ablatifs absolus, puis les groupes sujets et compléments
d'objet direct. C'est ce qu'en langage scolaire on appelle « construire
les phrases », l'expression exacte étant plutôt « repérer
la constructions des phrases », ou en faire l'analyse syntaxique. Il faut
réussir à dégager d'abord la proposition principale
et les propositions subordonnées, ainsi que les relations qui les
unissent. Il ne faut pas hésiter à recopier les propositions
sous forme de tableaux ou de colonnes (voir un exemple p ; ***), ou à
les souligner de différentes couleurs.
On repérera ensuite
les relations qui unissent les groupes de mots à l'intérieur
de chaque proposition. En français la fonction des mots est déterminée
en grande partie par leur place (la plus commune étant sujet +verbe
+complément d'objet direct [c.o.d.]), et, pour les compléments
circonstanciels, par des prépositions. En latin l'ordre des mots
n'est jamais un indicateur grammatical systématique, et les prépositions,
certes plus nombreuses en latin médiéval qu'en latin classique,
sont néanmoins beaucoup plus rares : c'est le cas des mots qui détermine
le sens de la proposition. Aussi faut-il les analyser, et aux cas faire
correspondre des fonctions, en associant, par exemple, la fonction sujet
au nominatif, la fonction c.o.d. au cas accusatif, etc…On fera attention
à certaines désinences, qui sont ambiguës : -a peut
être la marque d'un nominatif singulier, mais aussi d'un neutre pluriel,
-um peut marquer un nominatif neutre ou un accusatif masculin, etc… On
recourra donc au dictionnaire pour vérifier les nominatifs et les
génitifs, sur lesquels repose l'analyse grammaticale. On vérifiera
aussi dans le dictionnaire les constructions des verbes : on notera, par
exemple, que le verbe parco (« épargner ») a son complément
d'objet au datif et non à l'accusatif.
b)
Au fur et à mesure de cette analyse, on essaiera de comprendre chaque
phrase, sans encore écrire quoi que ce soit. La difficulté
vient de la différence de structure entre le latin et le français.
Le français est une suite d'énoncés qui se complètent
au fur et à mesure que l'on avance dans leur lecture ; le latin
force à procéder par anticipations et retours en arrière
: on peut trouver en tête de phrase le sujet d'un verbe situé
en fin de phrase, les deux étant séparés par plusieurs
lignes ; une proposition relative peut précéder son antécédent,
qui est alors bien improprement nommé ; par recherche stylistique,
un adjectif qualificatif ou un démonstratif peut se trouver disjoint
du substantif sur lequel il porte.
Il convient de s'efforcer
de pénétrer la pensée de l'auteur, et non de traduire
un mot latin par un mot français ; en effet les mots ne signifient
pas par eux-mêmes mais en fonction de leur environnement, et le sens
se construit par segments. En consultant le dictionnaire, on tentera toujours
de saisir d'abord le sens général du mot, avant d'en regarder
les traductions particulières ; on se demandera ce que tel mot latin
est devenu en français : étant donné la filiation
entre les deux langues, les « faux amis » sont assez rares.
c) Lorsqu'on
a l'impression d'avoir compris le texte, on pourra se le résumer
mentalement, ou même par écrit. Cet exercice permet de vérifier
qu'on en a saisi la logique.
2. La traduction
On peut alors commencer
à rédiger une traduction, en tenant compte des conseils suivants
:
a) Le
but d'un dictionnaire est d'aider à comprendre, et non de fournir
des traductions toutes faites ; aussi pourra-t-on souvent être amené
à choisir une traduction absente des dictionnaires.
b) Rester
« près du texte » ne signifie pas le traduire littéralement.
La plupart du temps la traduction littérale - ou « mot à
mot » -, outre qu'elle est incorrecte sur le plan formel, ne fournit aucun
sens satisfaisant. Au nombre des libertés qui ne sont pas seulement
permises mais même recommandées, on notera :
- le transfert de catégories
grammaticales, par exemple faire de la principale une subordonnée,
et inversement, d'un adjectif un substantif ou un adverbe, un verbe par
un adverbe, un pluriel par un singulier, un imparfait par un passé
simple, etc...
ex.
multum metuens huc adveni
:
« j'avais bien peur en arrivant ici » (meilleur que : « je suis arrivé
ici en ayant bien peur »).
hostile impetum
: « l'assaut des ennemis » (plutôt que : « l'assaut ennemi »).
solent dicere :
« ils disent d'ordinaire » (plutôt que : « ils ont l'habitude de
dire »).
On se souviendra que le
passif s'emploie peu en français : on transposera donc à
l'actif, et en cas de passif impersonnel on utilisera la voix pronominale
ou le pronom « on » : hoc dicitur se traduira par : « cela se dit
», ou par : « on dit cela », mais non par : « cela est dit ». De même
le participe est souvent lourd et maladroit en français, alors qu'il
est très fréquent en latin ; il ne faut pas hésiter
à le remplacer par une relative, un substantif, ou tout autre équivalent.
A tout moment, au lieu de plaquer sur le latin une traduction toute prête,
il faut se demander comment on aurait exprimé l'idée en français
courant. On songera par exemple que la meilleure traduction pour ager
est parfois « campagne » et non pas « champ », qu'alii se rend volontiers
par « autrui », auctoritas par
« influence, crédit,
prestige, garantie », iniuria par « mauvais traitement », laus
par
« compliment », omnium felicissimus par « le plus heureux du monde
», etc…
Il faudra à tout
prix éviter de démanteler les longues phrases et de les débiter
en courtes propositions juxtaposées ou coordonnées : on perdrait
toute la logique et l'architecture du texte. En revanche on pourra, pour
l'alléger, user avec discernement de transferts grammaticaux, en
remplaçant, par exemple, un ut consécutif (« de sorte que
») par un adverbe consécutif : « aussi », ou « c'est pourquoi ».
Il est bien entendu impossible de respecter l'ordre des mots latins, puisque
le français obéit à des exigences différentes,
comme on l'a vu. On recherchera donc l'ordre le plus naturel en français,
en tentant d'interpréter et de transposer les effets stylistiques
qu'on aura repérés dans l'ordre des mots latins. Par exemple
Venerant
omni ex parte qui… se rendra par « Etaient venus de toutes parts des
gens qui… », car la position du verbe en tête de phrase est inhabituelle
en latin, et relève donc de la recherche d'un effet particulier.
Une traduction ne doit
être ni une glose, ni une paraphrase, et il faut se garder de réduire
les périphrases au mot simple, et de détruire les images.
Ainsi « mer » traduira le mot mare, et « plaines marines » aequora
ponti, expression poétique qui témoigne d'une recherche
particulière.
c)
En général la rédaction d'une traduction est une série
d'opérations de gommage, rature, et corrections de tous ordres.
Il faut revenir sans cesse en arrière, revoir ce que l'on a déjà
fait en fonction de ce que l'on vient de découvrir, réviser
ses choix passé en fonction des nouveaux. La première idée
est rarement la meilleure. On s'estimera satisfait si, en relisant son
texte français comme s'il s'agissait d'un original et non d'une
traduction, on lui trouve des qualités de clarté et d'élégance.
Un exemple
d'exercice de traduction
Définition et législation
du meurtre
MAGISTER.
Porro murdrum proprie dicitur mors alicuius occulta, cuius interfector
ignoratur. Murdrum enim idem est quod absconditum vel occultum. In primitivo
itaque regni statu post conquisitionem qui relicti fuerant de Anglicis
subactis in suspectam et exosam sibi Normannorum gentem latenter ponebant
insidias et passim ipsos in nemoribus et locis remotis, nacta opportunitate,
clanculo iugulabant. In quorum ultione cum reges et eorum ministri per
aliquot annos exquisitis tormentorum generibus in Anglicos desevirent nec
tamen sic omnino desisterent, in hoc tandem devolutum est consilium, ut
centuriata, quam hundredum dicunt, in qua sic interfectus Normannus inveniebatur,
quod mortis eius minister non extabat nec per fugam quis esset patebat,
in summam grandem argenti examinati fisco condempnaretur, quedam scilicet
in XXXVI libras, quedam in XLIIII libras, secundum locorum diversitatem
et interfectionis frequentiam. Quod ideo factum dicunt, ut scilicet pena
generaliter inflicta pretereuntium indemnitatem procuraret et festinaret
quisque tantum punire delictum vel oferre iudicio per quem tam enormis
iatura totam ledebat viciniam. Ab horum, ut prediximus, solutione sedentes
ad tabulam liberos noveras.
DISCIPULUS.
Numquid pro murdro debet imputari clandestina mors Anglici sicut Normanni
?
(Richard
von Ely, Schatzmeister des Königs, s.l., 2e éd., 1986)
- porro
: en outre, d'autre part, d'ailleurs
- alicuius («
quelqu »un ») est l'antécédent de cuius
- relicti fuerant =
relicti
erant, litt. «
ceux qui étaient restés »
- subactis : de
subigo, « soumettre, assujettir »
- ipsos =eos
- nacta opportunitate
: abl. absolu (nanciscor, eris, i, nactus sum :
obtenir, saisir) : « l'occasion ayant été saisie »
- in hoc devolutum est
consilium : on peut comprendre l'expression de
deux façons : 1) si l'on donne à consilium le
sens de « conseil, assemblée » (= concilium), et
si on en fait le sujet de devolutum est, le
m. à m. est : « le conseil en arriva à ceci que… »; 2) si
on fait de devolutum est un passif
impersonnel, hoc porte surconsilium,
et l'expression signifie : « on en arriva à la décision que
» ; il n'y a pas de grande différence de sens.
- centuriata, ae, ou
centuriatus,
us : centaine (ou centène), subdivision
territoriale
- sic… quod +
indic. est ici l'équivalent
de sic… ut en latin classique : « de
telle façon que », « dans des conditions telles que »
- ideo .. ut :
« pour que », « dans l'intention de »
- sedentes ad tabulam
: « ceux qui siègent à l'Echiquier »
- noveras,
plus-que-pft de nosco, est employé
ici avec le même sens que le pft novi :
« je sais » ; on peut comprendre aussi : « et tu savais [déjà]
».
- solutio, onis
(formé sur le v. solvo, payer)
est employé au sens du mot germanique wergeld, c'est-à-dire
d'indemnité de dédommagement versée à une victime
ou à son entourage en cas de blessure ou de meurtre
Remarque
: murdrum ou mordrumest
un mot d'origine germanique. On le retrouve dans l'allemand Mord, dans
l'anglais murder, et dans le français meurtre.
Proposition
de traduction
LE MAÎTRE.
D'autre part on appelle proprement « meurtre » la mort cachée de
quelqu'un dont on ignore l'assassin. En effet murdrum est l'équivalent
de « dissimulé » ou « caché ». Aussi dans l'état primitif
du royaume d'après la conquête, les survivants des Anglais
qui avaient été assujettis tendaient secrètement des
embuscades au peuple des Normands, qui leur était suspect et odieux,
et quand l'occasion se présentait, ils les égorgeaient en
cachette ici ou là, dans les bois ou en des lieux écartés.
Comme en punition de ces actes les rois et leurs ministres sévissaient
depuis des années contre les Anglais en leur infligeant des types
de supplices raffinés, sans réussir du tout à mettre
fin à leurs agissements, on finit par prendre la décision
que la centaine, qu'ils appellent hundred, dans laquelle on trouverait
un Normand assassiné dans des conditions telles qu'on ne tenait
pas le ministre du crime et qu'à cause de sa fuite on ne connaissait
pas son identité, serait condamnée à payer au fisc
une lourde amende en argent dûment pesé, de 36 ou 42 livres
selon la variété des lieux et la fréquence des meurtres.
On dit que cela fut fait dans l'intention que cette peine infligée
à la communauté serve de dédommagement pour les pertes
subies, et que chacun se hâte de punir un si grand délit ou
de présenter au tribunal celui qui était responsable d'un
si énorme dommage pour le voisinage. Comme nous l'avons déjà
dit, tu sais que ceux qui siègent à l'Echiquier sont dispensés
de payer cette indemnité.
L'ÉLÈVE.
La mort donnée clandestinement à un Anglais doit-elle être
imputée comme meurtre exactement comme celle d'un Normand ? |