L'organisation
du temps de l'année
dans le système seigneurial*
.
responsable
.
Julien Demade
(Strasbourg II)
Sachsenspiegel, Heidelberger Bibliothek. COD PAL GERM 164
Pour prendre le relais des programmes qui nous
paraîtront devoir être mis en sommeil, nous nous proposons
d'étudier le cycle de l'année comme un problème économique,
L'idée serait de poursuivre l'enquête
sur le prélèvement seigneurial grâce à un élargissement
de son champ, en s'interrogeant sur la place du prélèvement
seigneurial parmi l'ensemble des modes de ponction du système féodal.
L'hypothèse est que l'importance du prélèvement vient
de ce qu'il n'est que la première étape de la ponction, la
seconde étape étant la valorisation des produits prélevés
par leur passage sur le marché. Or un élément déterminant
pour cette valorisation est l'organisation, dans le temps de l'année,
du prélèvement seigneurial, organisation qui mériterait
donc de faire l'objet d'une attention toute particulière. De même
que la méthode de l'enquête sur le prélèvement
était de ne pas le considérer seulement sous l'angle des
seigneurs mais aussi bien des paysans, le travail sur l'organisation temporelle
ne devrait lui aussi pas se limiter au prélèvement, mais
comprendre la répartition dans le temps de toutes les activités
paysannes (et pas seulement les activités productives, mais aussi
bien les activités rituelles, festives, etc.) 1
, ainsi que (puisque le marché est au centre de l'analyse) l'organisation
temporelle des mouvements des prix.
Il est donc nécessaite de montrer
pourquoi le marché joue un rôle essentiel dans la ponction,
et comment les structures temporelles du prélèvement sont
la condition de possibilité de ce rôle central.
La ponction qui s'opère indirectement
(c'est-à-dire de façon invisible aux agents) par le marché,
en sus de la ponction directe du prélèvement seigneurial,
est assurée par le seul marché des denrées, grâce
à l'écart entre le prix auquel les producteurs directs les
vendent et les achètent, c'est-à-dire aussi bien grâce
à l'écart entre le prix auquel les exploitants agricoles
autonomes vendent leur production, et le prix auquel les seigneurs vendent
le produit de leur rente. Par denrées, non seulement il ne faut
pas comprendre les seuls grains2
, mais surtout il importe de voir que la spécificité de ces
produits est d'être, outre des objets de consommation, des moyens
de production3 .
Le marché des denrées ne peut fonctionner
comme mode essentiel de la ponction que si tous les dominés y participent.
Et il ne peut fonctionner comme mode de domination que s'il assure, en
lui donnant des bases objectives, l'hétérogénéité
du groupe dominé. Cette participation générale mais
différentielle est assurée par le fait que :
- la production des exploitants agricoles
autonomes ne vise plus seulement à assurer leur nourriture (développement
des cultures spécialisées), qu'ils sont donc obligés
d'acheter au moins en partie.
- même lorsque la production des exploitants
agricoles autonomes ne porte que sur les denrées dont ils nourrissent,
ils sont obligés d'en vendre une partie pour assurer le paiement
de redevances au sein desquelles le prélèvement en argent
s'est accru " ceci encore plus avec le développement des impôts
directs.
- les exploitations agricoles sont de taille
inégale ; certaines, trop petites pour assurer la production de
toute la nourriture nécessaire à la famille qui y vit, doivent
donc partiellement recourir au travail rémunéré, qui
leur permet d'acheter leur nourriture ; travail rémunéré
qu'elles trouvent sur les exploitations trop grandes pour disposer de toute
la force de travail qui leur est nécessaire, et qui doivent donc
vendre une partie de leur production pour se procurer l'argent nécessaire
à la rémunération des manouvriers.
- la spatialisation et l'accroissement de la
division du travail entre production agricole et transformation des matières
premières agricoles a permis l'émergence d'un groupe important
de producteurs non agricoles urbains, d'autant plus entièrement
dépendants du marché pour leur nourriture4
que justement ils sont concentrés à l'écart de l'espace
agricole5 . Inversement,
les producteurs agricoles ont désormais besoin de vendre une partie
de leur production de denrées pour se procurer ce qui de leur consommation
est non-alimentaire.
Et ce sont ces moyens même d'assurer la nécessité
du recours au marché des denrées, en tant que vendeur ou
acheteur, pour tous les producteurs directs, qui permettent de faire de
la variabilité des prix la caractéristique essentielle de
ce marché, variabilité qui est le moyen de la ponction. Variabilité
inter- aussi bien qu'intra-annuelle, même si l'on ne s'intéressera
ici qu'à cette dernière6
. La variabilité intra-annuelle des prix7
s'explique par la structure temporelle de l'intervention des
différents types de producteurs directs sur le marché des
denrées (structure temporelle déterminée par les raisons
spécifiques de leur intervention sur ce marché, que l'on
vient de détailler), parce que cette structure temporelle rend ces
interventions caractérisées par un déséquilibre
permanent entre acheteurs et vendeurs, déséquilibre qui se
manifeste sous deux formes inverses:
- rareté des acheteurs au moment
où les producteurs agricoles autonomes (ceux qu'il convient d'appeler
« les paysans », dans une acception sociale stricte du terme) doivent vendre
une partie de leur production pour payer les redevances monétaires,
parce qu'elles tombent en un moment précis, donc un moment où
il n'y a pas de besoins alimentaires particuliers, donc pas particulièrement
d'acheteurs8 . Concrètement,
les redevances monétaires sont généralement dues à
l'Ascension, la St-Michel et/ou la St-Martin, dates qui, si elles sont
évidemment liées aux différentes récoltes (fenaison,
moissons9, vendange),
le sont par un décalage, qui ne s'explique que par le fait que ce
décalage rend possible aux redevables l'intervention sur le marché
" intervention au moment où les prix des produits agricoles sont
nécessairement les plus bas.
- rareté des vendeurs le reste de l'année,
lorsque les producteurs non paysans (c'est-à-dire d'une part les
producteurs agricoles non autonomes [manouvriers], d'autre part les producteurs
non agricoles) doivent se procurer leur nourriture, parce que seuls les
seigneurs disposent grâce à leurs redevances en nature, augmentées
de leurs achats après la récolte, de réserves à
vendre. En effet, les producteurs agricoles, pour la part de leur production
qu'ils n'ont pas été contraints de vendre ou de verser, n'ont
aucun intérêt à l'utiliser le reste de l'année
pour spéculer, puisqu'elle leur permet de s'approvisionner toute
l'année sans souffrir de la variation des prix (avec cet autre avantage
d'être sûr que l'on aura toujours à manger), et d'être
certains qu'ils auront de quoi semer. Parce que les producteurs non paysans
ont, à l'inverse des producteurs paysans, des rentrées étalées
sur toute l'année, puisqu'ils sont soit salariés (agricoles
ou non), soit produisent des biens dont le procès de production
n'est pas lié au cycle agricole (annuel), ils n'ont pu profiter
du moment où les producteurs paysans effectuaient des ventes massives10
. On voit donc que l'efficacité du marché en tant que moyen
de ponction masqué tient non seulement au fait que le marché
n'est explicitement pas un prélèvement11
, mais aussi à cela que la modalité par laquelle s'opère
la ponction, c'est-à-dire la différence des prix, est elle-même
masquée, puisque ce ne sont pas les mêmes producteurs directs
qui vendent à bas prix et achètent à prix élevé
: la ponction n'est pas assurée directement par chaque transaction,
mais seulement par le système global des transactions, en tant qu'y
participent de façon différente les différents groupes
dominés.
Un tel système temporel du prélèvement
ne s'est évidemment mis en place que progressivement, et imparfaitement
selon les régions. Cette mise en place a été le moyen
aussi bien que le signe de la rupture avec le système domanial,
qui ne connaissait pas cette insistance sur le moment du prélèvement.
« Leider fehlt bislang eine Längsschnittstudie über die Zinstermine.
Der Weg führt " so meine bisherigen Beobachtungen - vom pauschalen
Jahresbezug aller Pflichten (8. Jahrhundert) über eine Kombination
von monatsbestimmten Diensten mit Festtagsabgaben (ca. 850-1050) zum durch
Tägestermine geordneten Abgabenzyklus »12
. On peut faire l'hypothèse, à vérifier, que l'étalement
des redevances tout au long de l'année a eu tendance à diminuer
au fur et à mesure que l'on s'avançait dans le Moyen Âge,
parce que les redevances se concentraient de plus en plus sur le moment
qui suit la récolte (en fait les moments puisqu'il y a plusieurs
types de récolte). Mais, dans un système seigneurial où
le contrôle se faisait par la fréquence des interactions entre
les paysans et leur seigneur (ou ses représentants), interactions
souvent liées au prélèvement, cette concentration
ne pouvait entraîner une diminution des interactions de versement
des redevances ; ainsi, si les versements importants se concentraient bien
dans le temps, les autres interactions de versement n'en étaient
pas moins maintenues, sous une forme désormais purement symbolique
(poules recognitives de la Noël ou du Carême, eufs et agneau
de Pâques, etc.). L'organisation temporelle du prélèvement
apparaît ainsi comme un objet d'histoire économique et sociale,
où l'on peut lire aussi bien les résistances, les rapports
de force entre seigneurs et paysans, lorsque cette répartition dans
le temps s'écarte de ce qu'elle devrait être pour assurer
au mieux la ponction seigneuriale.
Pour revenir aux hypothèses de départ,
et conclure, la structure temporelle ici analysée, si elle est socialement
créée (par la réorganisation de la seigneurie), ne
fait que tirer parti de la structure temporelle propre à tout système
céréalier, c'est-à-dire moins, comme le veut P. Bourdieu,
la distinction entre temps de travail et temps de production, que le fait
que la production ne se réalise (ne devient produit) que dans un
temps bref et toujours le même (la moisson). La contradiction temporelle
propre à tout système céréalier est donc la
nécessité d'organiser la consommation sur toute l'année
d'un produit dont l'obtention se fait en un moment unique. Le système
céréalier spécifique qu'est le système seigneurial,
en faisant de la consommation le moyen de la ponction, fait donc de cette
contradiction essentielle le moyen de la ponction.
*Projet
nouveau à développer sur le long terme
1.
L'idée d'un tel objet de recherche vient, entre autres, des considérations
de P. Bourdieu sur la société traditionnelle kabyle, basée
comme la société médiévale sur la céréaliculture.
Esquisse
d'une théorie de la pratique, ed. Points Seuil, 2000, p. 364
: « L'opposition entre temps de travail, particulièrement court
dans la céréaliculture traditionnelle, et temps de production
[i.e. le cycle de la végétation], est le principe d'une des
contradictions fondamentales de cette formation sociale. » Cette analyse
est développée dans Algérie 60 : structures économiques
et structures temporelles, 1977, particulièrement le chapitre
1.
2.
« Nur bei allereinfachsten Ernährungsverhältnissen und bei völligem
Fehlen eines Preisanschlags für Getränke, dominiert der Anteil
des Getreides " und damit dessen Preis und Preisschwankungen " an den Ernährungsausgaben
absolut ; schon im keinesfalls aufwendigen Nürnberger Spitalsvoranschlag
[1388] wird der Anteil der Getreidekosten durch tierische Produkte und
Getränke auf 40% und darunter gedrückt » (DIRLMEIER (Ulf), Untersuchungen
zu Einkommensverhältnissen und Lebenshaltungskosten in oberdeutschen
Städten des Spätmittelalters (Mitte 14. bis Anfang 16. Jahrhundert),
Heidelberg : Abhandlungen der Heidelberger Akademie der Wissenschaften
(Philosophisch-Historische Klasse, 1978-1), 1978, p.392). L'importance
différentielle des différentes denrées dans la consommation,
renvoie à une ponction différentielle sur les différents
types de dominés, dans la mesure où la structure des prix
de chaque denrée, si elle est qualitativement la même, est
quantitativement différente : les différences de prix sot
plus ou moins fortes, sot plus ou moins inter- ou intra-annuelles, selon
que l'on considère les grains, la viande, le vin, etc. Et enfin,
moins la part des denrées dans le budget d'un ménage est
importante, moins la ponction est forte (en valeur relative) par rapport
aux revenus du ménage.
3.Les
grains de blé étant aussi bien ce que l'on transforme en
farine, que ce que l'on sème, la participation des producteurs directs
au marché des denrées, en tant qu'acheteurs, ne s'explique
pas seulement pas leur consommation - ce qui permet de comprendre son importance.
4.
La ponction seigneuriale touche donc également, par le biais du
marché des denrées, ceux qui paraissent les plus libres du
lien seigneurial. Sur le marché urbain des denrées, Groebner
(Valentin), « Toward an Economic History of Customary Practice. Bread,
Money and the Economy of the Bazaar : Observations on Consumption and Cheating
in the Late Medieval Foodstuff Market », in : German History, 12,
1994, p. 119-136.
5.
Le développement des villes a également pour conséquence
d'entraîner un différentiel géographique des prix (lié
à la concentration de consommateurs), qui se cumule au différentiel
temporel dans le profit que peuvent tirer du marché les agents les
mieux placés (création par les monastères ruraux de
curiae
urbaines). Ce mode spécifique, spatialisé, d'organisation
d'une division accrue du travail, division accrue nécessaire à
la ponction par le marché, permet donc de renforcer les possibilités
de ponction créées par cette division accrue.
6.
L'analyse des variations inter-annuelles des prix est celle qui a été
le plus développée par les médiévistess, à
la recherche de « cycles », tandis que la variabilité intra-annuelle,
répétée sans changement, ne paraissait pas pouvoir
intéresser l'historien, spécialiste du mouvement. L'objet
de recherche proposé est donc largement en friche.
7.
L'analyse des mercuriales de Nuremberg pour la période 1489-1499
(les mercuriales ne sont pas conservées avant 1489) montre que l'écart,
pour chaque année agricole (d'août à août), entre
la valeur du seigle lors du mois le plus cher et le mois le moins cher,
va de 8 à 42%, en moyenne 26%. Ce qui revient à dire que
le bénéfice maximal tiré des seules variations intra-annuelles
est en moyenne de 25%, taux énorme si on le compare au taux d'intérêt
courant à l'époque (denier 20, c'est-à-dire 5%) ;
et d'autant plus énorme qu'une bonne part des denrées commercialisées
par les seigneurs vient du produit de leurs redevances en nature, qui ne
leur ont rien coûté. La mercuriale du seigle est éditée
dans : BAUERNFEIND (Walter), « Brotgetreidepreise in Nürnberg
1427-1538 », in : Endres (Rudolf) dir., Nürnberg und
Bern. Zwei Reichsstädte und ihre Landgebiete, Erlangen : Erlanger
Forschungen (A 46), 1990, p. 217-220.
8.
Ces acheteurs sont donc ceux qui disposent en ce moment précis de
monnaie, c'est-à-dire particulièrement les seigneurs, grâce
aux ventes qu'ils ont effectuées à haut prix l'année
agricole précédente. La pénurie d'acheteurs face à
ces ventes massives ne s'explique d'ailleurs pas seulement par le fait
que les acteurs ayant des disponibilités monétaires st rares,
parce que cette capacité n'est pas la seule condition nécessaire
pour pouvoir procéder à des achats massifs : il faut également
avoir des capacités de stockage.
9.
Au pluriel, la récolte des céréales d'hiver et de
printemps étant légèrement décalée.
10.
Groebner (Valentin), Ökonomie ohne Haus. Zum Wirtschaften armer
Leute in Nürnberg am Ende des 15. Jahrhunderts, Göttingen
: MPIG, 1993, p. 74 : « Die 1529 einsetzenden Nürnberger Inventarbücher
überliefern im Rahmen des städtischen Vormundschaftsgerichts
Verlassenschaften von Nürnberger Bürgern von sehr unterschiedlichem
Wohlstand ; der Wert der im ersten Band der Libri Inventariorium 1529-1530
erfassten Vermögen schwankt zwischen 8 und 1554 fl. Aber nur das reichste
der 24 dort verzeichneten Inventare, das des Leinewebers Schober mit 1554
fl Gesamtwert, weist überhaupt einen Getreidevorrat aus (er besitzt
44 Sümer Roggen). »
11.
Ceci d'autant plus que justement des prélèvements portent
sur les transactions monétaires (tonlieux, accises), et que donc
le prélèvement est affirmé comme distinct d'elles.
12.
KUCHENBUCH (Ludolf), « Potestas und utilitas. Ein Versuch
über Stand und Perspektiven der Forschung zur Grundherrschaft im 9.-13.
Jahrhundert », in : Historische Zeitschrift, 265, 1997-2, p. 138
n. 47.
|