Axe
7
Les
usages du don
Yann Potin
et
Patrick Boucheron,
François Foronda, Julie Mayade-Claustre
Perspectives
de recherches
« Avant même
de produire des biens ou des enfants, c'est le lien social qu'il importe
d'édifier [au travers du don] ».
Alain Caillé
résume ici brièvement ce que fut l'apport " considérable
mais discuté " de l'euvre de Marcel Mauss quant à la saisie
des significations sociales du don. La circulation des objets, des biens,
des titres, des honneurs ou des privilèges participe au conditionnement
et à la structuration des relations sociales qu'elles quelles soient
: interdépendance ou domination, solidarité ou amitié,
alliance ou conflit.
La société
médiévale semble avoir précisément placé
au ceur de son système de valeur féodal une idéologie
du don, relayée par la théologie de l'aumône. Mauss
lui-même, fut sans doute un des premiers à établir
un lien privilégié entre société féodale
et pratique du don. L'Essai sur le don se referme en effet sur l'image
de la Table ronde et de la sociabilité idéalisée des
romans arthuriens.
L'engagement politique de Marcel Mauss " conseiller de Jaurès et
de Blum " détermine en grande partie cette assimilation entre sociétés
proto-marchandes et idéal de relations sociales pacifiques.
Si la pratique du don demeure la caractéristique fantasmatique des
sociétés dites traditionnelles, l'évaluation concrète
de l'efficacité du modèle anthropologique reste à
établir ; et ce d'autant que les frontières classiques entre
les catégories du don et du marché ne cessent aujourd'hui
d'être remises en cause.
Trois perspectives de recherche, qui correspondent à la déclinaison
de trois acceptions possibles de l'expression « usages du don »,
nous semblent pouvoir êtres envisagées, afin d'éclaircir
cette collusion systématique :
1.Une
évaluation des usages historiens potentiels des théories
anthropologiques du don.
2.Une
étude des usages politiques et sociaux de l'idéologie chrétienne
et féodale du don dans la société médiévale.
3.Des
analyses concrètes et quantitatives de la part du don au sein des
pratiques socio-culturelles des différents groupes qui constituent
cette même société.
(1) La discussion
sur le don finit par constituer une branche à part entière
de l'anthropologie au cours du XXe siècle. Elle peut
être saisie comme une longue exégèse " alternativement
sereine et polémique " du texte de Mauss.
Le corpus bibliographique disponible paraît démesuré,
surtout lorsqu'il est étendu aux travaux d'outre-Atlantique. Il
importe donc de le prendre en charge collectivement et de placer au ceur
de la recherche commune une réflexion d'ensemble sur le statut des
théories du don face aux travaux des historiens sur les sociétés
dites pré-capitalistes, en y consacrant éventuellement des
études spécifiques et en organisant des rencontres avec des
anthropologues. Le problème de l'application et de l'historicité
de ces modèles théoriques, bien que sans cesse posé
et discuté au sein de la communauté historienne n'a pas trouvé
encore de règles de fonctionnement tempérées. L'historien
semble en effet sans cesse osciller entre un usage sauvage et incontrôlé
de l'anthropologie " qui confère de confortables profits symboliques
au discours mais fragilise ses fondements méthodologiques " et une
critique acerbe et radicale, qui tend à la xénophobie disciplinaire.
(2) Après Marc Bloch,
Georges Duby a montré que les « attitudes mentales »
du monde pré-féodal et féodal étaient gouvernées
par « les nécessités de l'oblation ». : «
une intense circulation de dons et de contre-dons, de prestations cérémonielles
et sacralisées, parcourt d'un bout à l'autre le corps social
».
Des travaux récents ont mis en valeur l'effectivité de l'idéologie
chrétienne et féodale du don entre les XIe et
XIIIe siècles, notamment perceptibles au travers des
échanges entre les morts et les vivants.
En revanche, l'examen du devenir de cette idéologie au cours des
XIVe et XVe siècles, alors que la société
féodale est en cours de déstructuration et que l'État
se développe, demande à être étudier.
(3). Cette dernière perspective de recherche correspond plus
exactement aux différents travaux des membres du sous-axe. Dans
le cadre des séminaires de l'École doctorale de l'université
Paris I, une demi-journée intitulée « Donner et recevoir
», coordonnée par Julie Mayade-Claustre, membre du sous-axe
est prévue le 28 avril 2001 Elle permettra de faire un premier inventaire
des champs de recherche en la matière.
Orientations
bibliographiques
1. Les anthropologies du don
Sans chercher à dresser ici une liste
exhaustive des publications relevant de l'anthropologie du don, il est
nécessaire de rappeler les textes fondateurs des différentes
traditions interprétatives. Un récent article de Florence
Weber en offre un panorama synthétique et problématique,
en identifiant bien la matrice exégétique que constitue l'Essai
sur le don de Marcel Mauss.
Benveniste
(Émile), « Don et échange dans le vocabulaire indo-européen
», L'Année Sociologique 2, 3e série,
Paris, 1951, rééd. in Problèmes de linguistique
générale (1ère éd. 1966),
t. 1, Paris : Gallimard, 1982, p. 315-326
Bourdieu
(Pierre), Esquisse d'une théorie de la pratique, Genève
: Droz, 1972
Bourdieu (Pierre),
« Les modes de domination », Actes de la recherche en Sciences
sociales, n° 2-3, 1976, p. 122-132.
Caillé(Alain)
Godbout Jean-Jacques, L'esprit du don, Paris : La Découverte, coll. « Textes à
l'appui », 1992 ; Rééd. Paris : La Découverte,
2000.
Caillé (Alain), Anthropologie
du don, Paris : Desclée de Brouwer, 2000.
Godelier
(Maurice), L'énigme du don, Paris : Fayard, 1996.
Lefort (Claude),
« L'échange ou la lutte des hommes », Les Temps modernes,
1951, p. 1401-1417 ; Rééd. in Idem, Les
formes de l'histoire, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque
des Sciences Humaines », 1978, p. 15-30.
Lévi-Strauss
(Claude), « Introduction à l'euvre de Marcel Mauss
», introduction à Mauss
(Marcel), Sociologie et Anthropologie, Paris : Presses Universitaires
de France, 1950 ; 6e éd., Paris : Presses Universitaires
de France, coll. « Quadrige », 1995, p. ix-lii.
Malinowski
(Bronislaw), Les argonautes du Pacifique occidental, Paris
: Gallimard, 1963 ; Éd. originale : Argonauts of the Western
pacific, New York, 1922 ; Rééd. Paris : Gallimard, coll.
« Tel », 1989.
Mauss(Marcel),
« Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les
sociétés archaïques », L'Année sociologique,
1923-1924, t. I, p. 30-186 ; Rééd. in
Idem, Sociologie
et Anthropologie, Paris : Presses Universitaires de France, 1950 ;
6e éd., Paris : Presses Universitaires de France, coll.
« Quadrige », 1995, p. 143-279.
Sahlins
(Marshall), Âge de Pierre, âge d'abondance. L'économie
des sociétés primitives, Paris : Gallimard, coll. «
Bibliothèque des Sciences Humaines », 1976 ; Éd. originale,
Stone
age economics, New York, 1972.
Testart
(A style='text-transform:uppercase'>), Des
dons et des dieux. Anthropologie religieuse et sociologie comparative,
Paris : Armand Colin, 1993.
Thomas
(Nicholas), Entangled objects : exchange, material culture and
colonialism in the Pacific, Cambridge, Massassuchets : Harvard University
Press, 1991.
Weber (Florence),
« Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles.
Une ethnographie après le Grand partage », Genèses
41, déc. 2000, p. 85-107.
Weiner (Annette B.), « Plus précieux que l'or : relations et
échanges entre hommes et femmes dans les sociétés
d'Océanie », AESC, 1982, p. 222-245.
Weiner (Annette B. ), Inalienable possessions. The paradox of keeping
while giving, Berkeley, Los Angeles/Oxford, 1992.
2. Lectures
et études historiennes
Les références qui suivent ne sont
que jalons d'un inventaire historiographique qui reste à établir.
Augé
(Marc), Duby (Georges), Godelier
(Maurice) et Veyne (Paul), «Pour une histoire anthropologique : la notion de réciprocité
», Annales ESC, 1974, p. 1358-1380.
Clavero
(Bartolomé), La grâce du don. Anthropologie catholique de l'économie moderne,
Paris : Albin Michel, coll. « L'évolution de l'Humanité
», 1996. Éd. orig., Antidora. Anthropología católica
de la economía moderna, Milan : Giuffre Editore, 1991
Davis
(Nathalie Zemon),The Gift in sixteenth-century France, Cambridge University Press, 2000.
Duby (Georges), Guerriers et paysans VIIe-XIIe
siècles. Premier essor de l'économie européenne,
Paris : Gallimard, 1973, rééd. in Féodalité,
Paris : Gallimard, 1996, p. 1-265.
Guéry
(Alain), « Le roi dépensier. Le don, la contrainte
et l'origine du système financier de la monarchie française
d'Ancien Régime », AESC 39, 1984, p. 1241-1269
Iogna-Prat (Dominique), Ordonner et exclure. Cluny et la société
chrétienne face à l'hérésie, au judaïsme
et à l'Islam 1000-1150, Paris : Aubier, 1998.
Jobert (Philippe), La notion de donation. Convergences 630-750,
Dijon : Publications de l'Université de Dijon, 1977.
Lauwers
(Michel), La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et
société au Moyen Âge (diocèse de Liège
XIe-XIIIe siècles), Paris : Beauchesne,
1997.
Négocier
le don, Table ronde internationale organisée les 11-13 décembre
1998 à l'Institut historique allemand de Paris, sous la direction
de Gadi Algaz, Valentin Groebner et Bernhard Jussen, à
paraître.
Rosenwein
(Barbara), To be the Neighbor of Saint Peter. The social meaning of Cluny's property
(909-1049), Londres, 1989.
Membres
du sous-axe
Yann Potin
Ancien élève
de l'École normale supérieure de Saint-Cloud/Fontenay. Agrégé
d'histoire. Allocataire-Moniteur à Paris I
Sujet
de thèse : Les trésors du roi de France (XIIIe-XIVe
siècles) : donner, recevoir, garder (reliques, joyaux, archives,
manuscrits). (En cours, Claude Gauvard dir.)
Le trésor est une figure
lexicale et institutionnelle généreuse. Synonyme de richesse
absolue dans les textes littéraires et doctrinaux, il concentre
les différentes formes d'objectivation de la valeur. La Sainte-Chapelle
de Paris offre, dans la seconde moitié du XIIIe siècle,
une image exemplaire de cette polarisation : auprès des reliques
de la Passion et des saints, l'État royal conserve ses joyaux, ses
archives et ses livres. Au XIVe siècle, les trésors
peuplent l'ensemble des résidences royales, avec une mention spéciale
pour le Louvre qui accueille les principales collections d'orfèvrerie
et " depuis 1364 " la librairie du prince. Il s'agirait de savoir ce qui
explique et légitime la réunion de ces objets, très
hétérogènes dans leur matérialité comme
dans leur fonction. Ils sont tous le signe d'une transcendance de la valeur
strictement économique, dans la mesure où ils n'ont pas à
proprement parler de prix. Le dénominateur commun est sans doute
ailleurs. Chargés de symboles et de références au
passé, ils sont les supports de la mémoire politique et sociale
du pouvoir, de ses origines sacrées mais aussi des ses actes profanes.
Les inventaires et les comptes
permettent d'étudier la formation, l'organisation et la gestion
de ces dépôts. La Chambre des comptes cherche à garder
le contrôle de cette trésorerie particulière, en tentant
d'imposer l'inaliénabilité des trésors. Le gouvernement
par le don propre au roi, s'oppose à cette logique patrimoniale.
Les trésors, y compris les archives, demeurent pour celui-ci le
vivier sans cesse renouvelé d'une libéralité politiquement
instrumentalisée. Les dons ne laissent pas toujours de traces documentaires
visibles : il faut tenter de les saisir aux marges des registres de compte
et d'inventaire ou parmi les rares mandements royaux conservés.
Attribut privilégié
et obligé du pouvoir dans l'imaginaire politique depuis le Haut
Moyen Âge, le trésor domine implicitement la scène
des relations curiales. En tant que mémorial et réserve des
échanges et des dons entre le roi et sa cour, il conserve activement
le souvenir des relations de domination et de fidélité. Les
dons renouvellent, actualisent ou contredisent sans cesse les liens sociaux
que le pouvoir tissent avec ses serviteurs, ses alliés et même
ses ennemis.
Publications
:
L'État et son trésor. La science des archives à la
fin du Moyen Âge », Actes de la Recherche en Sciences Sociales,
133 (juin 2000), p. 48-52.
Le dernier garde de la librairie du Louvre. I : Léopold Delisle
et son édition des inventaires », Gazette du Livre médiéval,
36 (printemps 2000), p. 36-42.
Le dernier garde de la librairie du Louvre. II : Éditions de catalogues
et publication de sources au XIXe siècle », Gazette
du Livre médiéval, 37 (automne 2000) (Sous presse)
collaboration avec Julien Théry) « L'histoire médiévale
et la nouvelle érudition : l'exemple de la diplomatique »,
Labyrinthe,
4 (automne 1999), p. 35-39.
À la recherche de la librairie du Louvre. Le témoignage du
manuscrit français 2 700 », Gazette du Livre médiéval,
34, (juin 1999), p. 25-36.
Communication :
«
Un trésor parmi les autres. Le Trésor des Chartes du roi
de France (XIIIe-XIVe siècles) ». Communication
lors de la journée d'étude « Trésor des chartes
et chancellerie », organisée par les Archives Nationales,
Paris, 30 mars 2000.
Patrick
Boucheron
Ancien élève de l'École
Normale supérieure de Saint Cloud. Agrégé d'histoire.
Maître de conférence à l'Université de Paris
I.
Voir le sous-axe « Sacré, souveraineté
et théories politiques », dans l'axe « Genèse
de l'État moderne ».
François Foronda
Membre l'École des hautes études ibériques
et hispaniques, Casa de Velazquez,
Thèse nouveau régime sous la direction
de Claude Gauvard et de José-Manuel Nieto Soria (Universidad Complutense
de Madrid) : Parler au roi en Castille au XVe siècle .
Voir pour une présentation
de la recherche et une liste des publications le sous-axe « Rituels
»
Julie Mayade-Claustre
Thème de recherche : Le roi, la dette
et le juge. La justice royale et l'endettement dans la région parisienne
à la fin du Moyen Age (thèse dir. Cl. Gauvard, en cours).
Cette thèse, se donne
pour objectif de comprendre ce qui se trouve derrière la notion
de dette à la fin du Moyen Age, à travers l'étude
de l'action du roi de France en matière d'endettement des personnes
privées. Il s'agit notamment d'étudier le sens et les mécanismes
des grâces royales octroyées aux débiteurs, les lettres
de répit, à partir de l'exemple de la prévôté
de Paris. Quel est ce don royal particulier qu'est la grâce en matière
de dette ? Ne crée-t-il pas une obligation, qui vient redoubler
celle contractée par le débiteur envers son créancier
? L'obligation, ainsi transférée par la grâce sur la
personne du roi, peut apparaître comme une notion pertinente pour
saisir la relation qui se noue entre le roi et ses sujets. L'anthropologie
du don peut ainsi aider à comprendre la construction politique à
l'euvre dans le royaume de France à la fin du Moyen Age : la construction
de l'Etat moderne n'emprunterait-elle pas les chemins, déjà
battus, des mécanismes de don-contre-don ?
Bibliographie :
Le petit peuple en difficulté : la prison pour dettes à Paris
à la fin du Moyen Age », Le petit peuple dans la société
de l'Occident médiéval, Actes du colloque international
de Montréal octobre 1999.
La dette, le roi et le juge : Paris au XVe siècle »,
Les
sources judiciaires de l'histoire du crédit et de l'endettement
au Moyen Age, Communication au séminaire d'Asti des 18-20 février
1999, organisé par l'UMR 5648 Université Lyon II (Jean-Louis
Gaulin), l'ENS de Paris (François Menant), l'Université de
Valencia (Antoni Furio), le Centro studi sui Lombardi e il credito
d'Asti (Renato Bordone), l'Universita degli studi di Torino.
[1]Caillé (Alain),
Anthropologie
du don, Paris : Desclée de Brouwer, 2000, p. 9
Voir Mauss (Marcel),
« Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les
sociétés archaïques », L'Année sociologique,
1923-1924, t. I, p. 30-186 ; Rééd. in Idem, Sociologie
et Anthropologie, Paris : Presses Universitaires de France, 1950 ;
6e éd., Paris : Presses Universitaires de France, coll.
« Quadrige », 1995, p. 143-279 : p. 279.
Voir sur ce point Birnbaum (Pierre),
« Du socialisme au don », Marcel Mauss, L'Arc 48,
1972, p. 41-46.
Voir en dernier lieu sur ce point la belle démonstration de Florence
Weber, « Transactions
marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie
après le Grand partage », Genèses 41, déc.
2000, p. 85-107.
Voir pour un rapide et partiel panorama l'orientation bibliographique qui
suit.
Duby (Georges), Guerriers
et paysans VIIe-XIIe siècles. Premier essor
de l'économie européenne, Paris : Gallimard, 1973, rééd.
in Féodalité, Paris : Gallimard, 1996, p. 1-265 :
p. 51.
Voir en bibliographie les travaux de Barbara Rosenwein, Dominique Iogna-Prat,
Michel Lauwers. La table ronde « Négocier le don »,
en cours de publication permet de faire le point sur ces récents
acquis historiographiques.