Axe 7

Les usages du don


Yann Potin

et

Patrick Boucheron, François Foronda, Julie Mayade-Claustre

Perspectives de recherches
Orientations bibliographiques
Membres du sous-axe

Perspectives de recherches

« Avant même de produire des biens ou des enfants, c'est le lien social qu'il importe d'édifier [au travers du don] »[1].

Alain Caillé résume ici brièvement ce que fut l'apport " considérable mais discuté " de l'euvre de Marcel Mauss quant à la saisie des significations sociales du don. La circulation des objets, des biens, des titres, des honneurs ou des privilèges participe au conditionnement et à la structuration des relations sociales qu'elles quelles soient : interdépendance ou domination, solidarité ou amitié, alliance ou conflit. 
La société médiévale semble avoir précisément placé au ceur de son système de valeur féodal une idéologie du don, relayée par la théologie de l'aumône. Mauss lui-même, fut sans doute un des premiers à établir un lien privilégié entre société féodale et pratique du don. L'Essai sur le don se referme en effet sur l'image de la Table ronde et de la sociabilité idéalisée des romans arthuriens[2]. L'engagement politique de Marcel Mauss " conseiller de Jaurès et de Blum " détermine en grande partie cette assimilation entre sociétés proto-marchandes et idéal de relations sociales pacifiques[3]. Si la pratique du don demeure la caractéristique fantasmatique des sociétés dites traditionnelles, l'évaluation concrète de l'efficacité du modèle anthropologique reste à établir ; et ce d'autant que les frontières classiques entre les catégories du don et du marché ne cessent aujourd'hui d'être remises en cause[4]. Trois perspectives de recherche, qui correspondent à la déclinaison de trois acceptions possibles de l'expression « usages du don », nous semblent pouvoir êtres envisagées, afin d'éclaircir cette collusion systématique : 

1.Une évaluation des usages historiens potentiels des théories anthropologiques du don. 
2.Une étude des usages politiques et sociaux de l'idéologie chrétienne et féodale du don dans la société médiévale. 
3.Des analyses concrètes et quantitatives de la part du don au sein des pratiques socio-culturelles des différents groupes qui constituent cette même société. 

(1) La discussion sur le don finit par constituer une branche à part entière de l'anthropologie au cours du XXe siècle. Elle peut être saisie comme une longue exégèse " alternativement sereine et polémique " du texte de Mauss[5]. Le corpus bibliographique disponible paraît démesuré, surtout lorsqu'il est étendu aux travaux d'outre-Atlantique. Il importe donc de le prendre en charge collectivement et de placer au ceur de la recherche commune une réflexion d'ensemble sur le statut des théories du don face aux travaux des historiens sur les sociétés dites pré-capitalistes, en y consacrant éventuellement des études spécifiques et en organisant des rencontres avec des anthropologues. Le problème de l'application et de l'historicité de ces modèles théoriques, bien que sans cesse posé et discuté au sein de la communauté historienne n'a pas trouvé encore de règles de fonctionnement tempérées. L'historien semble en effet sans cesse osciller entre un usage sauvage et incontrôlé de l'anthropologie " qui confère de confortables profits symboliques au discours mais fragilise ses fondements méthodologiques " et une critique acerbe et radicale, qui tend à la xénophobie disciplinaire. 
(2) Après Marc Bloch, Georges Duby a montré que les « attitudes mentales » du monde pré-féodal et féodal étaient gouvernées par « les nécessités de l'oblation ». : « une intense circulation de dons et de contre-dons, de prestations cérémonielles et sacralisées, parcourt d'un bout à l'autre le corps social »[6]. Des travaux récents ont mis en valeur l'effectivité de l'idéologie chrétienne et féodale du don entre les XIe et XIIIe siècles, notamment perceptibles au travers des échanges entre les morts et les vivants[7]. En revanche, l'examen du devenir de cette idéologie au cours des XIVe et XVe siècles, alors que la société féodale est en cours de déstructuration et que l'État se développe, demande à être étudier.
(3). Cette dernière perspective de recherche correspond plus exactement aux différents travaux des membres du sous-axe. Dans le cadre des séminaires de l'École doctorale de l'université Paris I, une demi-journée intitulée « Donner et recevoir », coordonnée par Julie Mayade-Claustre, membre du sous-axe est prévue le 28 avril 2001 Elle permettra de faire un premier inventaire des champs de recherche en la matière.

Orientations bibliographiques

1. Les anthropologies du don

Sans chercher à dresser ici une liste exhaustive des publications relevant de l'anthropologie du don, il est nécessaire de rappeler les textes fondateurs des différentes traditions interprétatives. Un récent article de Florence Weber en offre un panorama synthétique et problématique, en identifiant bien la matrice exégétique que constitue l'Essai sur le don de Marcel Mauss.

Benveniste (Émile), « Don et échange dans le vocabulaire indo-européen », L'Année Sociologique 2, 3e série, Paris, 1951, rééd. in Problèmes de linguistique générale (1ère éd. 1966), t. 1, Paris : Gallimard, 1982, p. 315-326 
Bourdieu (Pierre), Esquisse d'une théorie de la pratique, Genève : Droz, 1972 
Bourdieu (Pierre), « Les modes de domination », Actes de la recherche en Sciences sociales, n° 2-3, 1976, p. 122-132. 
Caillé(Alain) Godbout Jean-Jacques, L'esprit du don, Paris : La Découverte, coll. « Textes à l'appui », 1992 ; Rééd. Paris : La Découverte, 2000. 
Caillé (Alain), Anthropologie du don, Paris : Desclée de Brouwer, 2000. 
Godelier (Maurice), L'énigme du don, Paris : Fayard, 1996. 
Lefort (Claude), « L'échange ou la lutte des hommes », Les Temps modernes, 1951, p. 1401-1417 ; Rééd. in Idem, Les formes de l'histoire, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines », 1978, p. 15-30. 
Lévi-Strauss (Claude), « Introduction à l'euvre de Marcel Mauss », introduction à Mauss (Marcel), Sociologie et Anthropologie, Paris : Presses Universitaires de France, 1950 ; 6e éd., Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1995, p. ix-lii.
Malinowski (Bronislaw), Les argonautes du Pacifique occidental, Paris : Gallimard, 1963 ; Éd. originale : Argonauts of the Western pacific, New York, 1922 ; Rééd. Paris : Gallimard, coll. « Tel », 1989. 
Mauss(Marcel), « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », L'Année sociologique, 1923-1924, t. I, p. 30-186 ; Rééd. in  Idem, Sociologie et Anthropologie, Paris : Presses Universitaires de France, 1950 ; 6e éd., Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1995, p. 143-279. 
Sahlins (Marshall), Âge de Pierre, âge d'abondance. L'économie des sociétés primitives, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines », 1976 ; Éd. originale, Stone age economics, New York, 1972. 
Testart (A style='text-transform:uppercase'>), Des dons et des dieux. Anthropologie religieuse et sociologie comparative, Paris : Armand Colin, 1993.
Thomas (Nicholas), Entangled objects : exchange, material culture and colonialism in the Pacific, Cambridge, Massassuchets : Harvard University Press, 1991. 
Weber (Florence), « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie après le Grand partage », Genèses 41, déc. 2000, p. 85-107. 
Weiner (Annette B.), « Plus précieux que l'or : relations et échanges entre hommes et femmes dans les sociétés d'Océanie », AESC, 1982, p. 222-245.
Weiner (Annette B. ), Inalienable possessions. The paradox of keeping while giving, Berkeley, Los Angeles/Oxford, 1992.

2. Lectures et études historiennes

Les références qui suivent ne sont que jalons d'un inventaire historiographique qui reste à établir.

Augé (Marc), Duby (Georges), Godelier (Maurice) et Veyne (Paul), «Pour une histoire anthropologique : la notion de réciprocité », Annales ESC, 1974, p. 1358-1380. 
Clavero (Bartolomé), La grâce du don. Anthropologie catholique de l'économie moderne, Paris : Albin Michel, coll. « L'évolution de l'Humanité », 1996. Éd. orig., Antidora. Anthropología católica de la economía moderna, Milan : Giuffre Editore, 1991
Davis (Nathalie Zemon),The Gift in sixteenth-century France, Cambridge University Press, 2000. 
Duby (Georges), Guerriers et paysans VIIe-XIIe siècles. Premier essor de l'économie européenne, Paris : Gallimard, 1973, rééd. in Féodalité, Paris : Gallimard, 1996, p. 1-265. 
Guéry (Alain), « Le roi dépensier. Le don, la contrainte et l'origine du système financier de la monarchie française d'Ancien Régime », AESC 39, 1984, p. 1241-1269
Iogna-Prat (Dominique), Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l'hérésie, au judaïsme et à l'Islam 1000-1150, Paris : Aubier, 1998.
Jobert (Philippe), La notion de donation. Convergences 630-750, Dijon : Publications de l'Université de Dijon, 1977. 
Lauwers (Michel), La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge (diocèse de Liège XIe-XIIIe siècles), Paris : Beauchesne, 1997.
Négocier le don, Table ronde internationale organisée les 11-13 décembre 1998 à l'Institut historique allemand de Paris, sous la direction de Gadi  Algaz, Valentin  Groebner et Bernhard  Jussen, à paraître. 
Rosenwein (Barbara), To be the Neighbor of Saint Peter. The social meaning of Cluny's property (909-1049), Londres, 1989.

Membres du sous-axe

Yann Potin
Ancien élève de l'École normale supérieure de Saint-Cloud/Fontenay. Agrégé d'histoire. Allocataire-Moniteur à Paris I
Sujet de thèse : Les trésors du roi de France (XIIIe-XIVe siècles) : donner, recevoir, garder (reliques, joyaux, archives, manuscrits). (En cours, Claude Gauvard dir.) 
Le trésor est une figure lexicale et institutionnelle généreuse. Synonyme de richesse absolue dans les textes littéraires et doctrinaux, il concentre les différentes formes d'objectivation de la valeur. La Sainte-Chapelle de Paris offre, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, une image exemplaire de cette polarisation : auprès des reliques de la Passion et des saints, l'État royal conserve ses joyaux, ses archives et ses livres. Au XIVe siècle, les trésors peuplent l'ensemble des résidences royales, avec une mention spéciale pour le Louvre qui accueille les principales collections d'orfèvrerie et " depuis 1364 " la librairie du prince. Il s'agirait de savoir ce qui explique et légitime la réunion de ces objets, très hétérogènes dans leur matérialité comme dans leur fonction. Ils sont tous le signe d'une transcendance de la valeur strictement économique, dans la mesure où ils n'ont pas à proprement parler de prix. Le dénominateur commun est sans doute ailleurs. Chargés de symboles et de références au passé, ils sont les supports de la mémoire politique et sociale du pouvoir, de ses origines sacrées mais aussi des ses actes profanes. 
Les inventaires et les comptes permettent d'étudier la formation, l'organisation et la gestion de ces dépôts. La Chambre des comptes cherche à garder le contrôle de cette trésorerie particulière, en tentant d'imposer l'inaliénabilité des trésors. Le gouvernement par le don propre au roi, s'oppose à cette logique patrimoniale. Les trésors, y compris les archives, demeurent pour celui-ci le vivier sans cesse renouvelé d'une libéralité politiquement instrumentalisée. Les dons ne laissent pas toujours de traces documentaires visibles : il faut tenter de les saisir aux marges des registres de compte et d'inventaire ou parmi les rares mandements royaux conservés. 

Attribut privilégié et obligé du pouvoir dans l'imaginaire politique depuis le Haut Moyen Âge, le trésor domine implicitement la scène des relations curiales. En tant que mémorial et réserve des échanges et des dons entre le roi et sa cour, il conserve activement le souvenir des relations de domination et de fidélité. Les dons renouvellent, actualisent ou contredisent sans cesse les liens sociaux que le pouvoir tissent avec ses serviteurs, ses alliés et même ses ennemis. 

Publications : 
L'État et son trésor. La science des archives à la fin du Moyen Âge », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 133 (juin 2000), p. 48-52. 
Le dernier garde de la librairie du Louvre. I : Léopold Delisle et son édition des inventaires », Gazette du Livre médiéval, 36 (printemps 2000), p. 36-42. 
Le dernier garde de la librairie du Louvre. II : Éditions de catalogues et publication de sources au XIXe siècle », Gazette du Livre médiéval, 37 (automne 2000) (Sous presse
collaboration avec Julien Théry) « L'histoire médiévale et la nouvelle érudition : l'exemple de la diplomatique », Labyrinthe, 4 (automne 1999), p. 35-39. 
À la recherche de la librairie du Louvre. Le témoignage du manuscrit français 2 700 », Gazette du Livre médiéval, 34, (juin 1999), p. 25-36.  Communication : 
« Un trésor parmi les autres. Le Trésor des Chartes du roi de France (XIIIe-XIVe siècles) ». Communication lors de la journée d'étude « Trésor des chartes et chancellerie », organisée par les Archives Nationales, Paris, 30 mars 2000.

Patrick Boucheron
Ancien élève de l'École Normale supérieure de Saint Cloud. Agrégé d'histoire. Maître de conférence à l'Université de Paris I.
Voir le sous-axe « Sacré, souveraineté et théories politiques », dans l'axe « Genèse de l'État moderne ».

François Foronda Membre l'École des hautes études ibériques et hispaniques, Casa de Velazquez,
Thèse nouveau régime sous la direction de Claude Gauvard et de José-Manuel Nieto Soria (Universidad Complutense de Madrid) : Parler au roi en Castille au XVe siècle
Voir pour une présentation de la recherche et une liste des publications le sous-axe « Rituels »

Julie Mayade-Claustre

Thème de recherche : Le roi, la dette et le juge. La justice royale et l'endettement dans la région parisienne à la fin du Moyen Age (thèse dir. Cl. Gauvard, en cours). 
Cette thèse, se donne pour objectif de comprendre ce qui se trouve derrière la notion de dette à la fin du Moyen Age, à travers l'étude de l'action du roi de France en matière d'endettement des personnes privées. Il s'agit notamment d'étudier le sens et les mécanismes des grâces royales octroyées aux débiteurs, les lettres de répit, à partir de l'exemple de la prévôté de Paris. Quel est ce don royal particulier qu'est la grâce en matière de dette ? Ne crée-t-il pas une obligation, qui vient redoubler celle contractée par le débiteur envers son créancier ? L'obligation, ainsi transférée par la grâce sur la personne du roi, peut apparaître comme une notion pertinente pour saisir la relation qui se noue entre le roi et ses sujets. L'anthropologie du don peut ainsi aider à comprendre la construction politique à l'euvre dans le royaume de France à la fin du Moyen Age : la construction de l'Etat moderne n'emprunterait-elle pas les chemins, déjà battus, des mécanismes de don-contre-don ? 

Bibliographie : 
Le petit peuple en difficulté : la prison pour dettes à Paris à la fin du Moyen Age », Le petit peuple dans la société de l'Occident médiéval, Actes du colloque international de Montréal octobre 1999. 
La dette, le roi et le juge : Paris au XVe siècle », Les sources judiciaires de l'histoire du crédit et de l'endettement au Moyen Age, Communication au séminaire d'Asti des 18-20 février 1999, organisé par l'UMR 5648 Université Lyon II (Jean-Louis Gaulin), l'ENS de Paris (François Menant), l'Université de Valencia (Antoni Furio), le Centro studi sui Lombardi e il credito d'Asti (Renato Bordone), l'Universita degli studi di Torino.

[1]Caillé (Alain), Anthropologie du don, Paris : Desclée de Brouwer, 2000, p. 9
[2] Voir Mauss (Marcel), « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », L'Année sociologique, 1923-1924, t. I, p. 30-186 ; Rééd. in Idem, Sociologie et Anthropologie, Paris : Presses Universitaires de France, 1950 ; 6e éd., Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1995, p. 143-279 : p. 279. [3] Voir sur ce point Birnbaum (Pierre), « Du socialisme au don », Marcel Mauss, L'Arc 48, 1972, p. 41-46.
[4] Voir en dernier lieu sur ce point la belle démonstration de Florence Weber, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie après le Grand partage », Genèses 41, déc. 2000, p. 85-107.
[5] Voir pour un rapide et partiel panorama l'orientation bibliographique qui suit.
[6] Duby (Georges), Guerriers et paysans VIIe-XIIe siècles. Premier essor de l'économie européenne, Paris : Gallimard, 1973, rééd. in Féodalité, Paris : Gallimard, 1996, p. 1-265 : p. 51. 
[7] Voir en bibliographie les travaux de Barbara Rosenwein, Dominique Iogna-Prat, Michel Lauwers. La table ronde « Négocier le don », en cours de publication permet de faire le point sur ces récents acquis historiographiques.

le 7 mai 2001