Un bilan sommaire

Au cours des quatre années écoulées, les assises de l'histoire du livre médiéval se sont considérablement renforcées et les perspectives d'avenir, qui ne paraissaient pas enthousiasmantes du fait de la crise institutionnelle de la discipline (perte de plusieurs chaires de paléographie en Europe) et du vieillissement des chercheurs qui s'y consacrent, se sont indéniablement améliorées. Parmi les événements favorables, la première place revient tout naturellement à l'afflux de sang neuf : le concours cnrs 2000 nous a permis de recruter un jeune chargé de recherche ; par ailleurs, les étudiants d'hier commencent à devenir les chercheurs d'aujourd'hui, alors que les nouvelles générations s'efforcent de prendre la relève dans un climat moins morose qu'autrefois. Il n'est guère besoin de souligner que cet afflux de sang neuf représente bien autre chose qu'un apport de bonne volonté par des « clones » bien intentionnés : il s'agit, bien au contraire, de susciter de nouvelles problématiques, ou du moins d'aborder les problématiques anciennes avec un regard nouveau.
Dans ce contexte, il convient de se féliciter du niveau soutenu de la production scientifique. En effet, les années 1997-2000 ont vu la parution non seulement d'un grand nombre d'articles, mais aussi de quelques ouvrages importants pour les progrès de la discipline.
Ainsi, la totalité des travaux de codicologie quantitative signés ou cosignés au fil des années par Ezio Ornato, ses collègues et ses amis ont été rassemblés en un volume unique : La face cachée du livre médiéval (cf. Publications, 11). Cette opération a permis d'offrir à la communauté scientifique un panorama stimulant de recherches individuelles et collectives dont la juxtaposition engendre une synergie que les apports épars et difficilement accessibles ne sauraient susciter. De plus, les quelques dizaines de pages placées à la fin du volume, qui retracent le bilan d'ensemble des recherches accomplies et mettent surtout en évidence les nombreux terrains qui restent à explorer, ont permis d'éclairer des objectifs prioritaires et de faire surgir des « vocations » encourageantes.
Pour ce qui est de l'histoire du papier, la Carta occidentale nel tardo Medioevo (cf. ci-dessous, A.1 ; Publ. 31) se configure moins comme le moment conclusif d'une longue et passionnante enquête, que comme un « point de départ » décisif pour le renouveau d'une branche de l'histoire matérielle qui, autrefois riche d'initiatives et de projets impulsés par des historiens remarquables, apparaît aujourd'hui singulièrement délaissée, en dehors de ses aspects heuristiques et utilitaires.
La fabbrica del codice rassemble en un volume trois contributions codicologiques, nées dans des cadres différents mais baignant dans le même environnement scientifique, sur les thèmes suivants : l'évolution de la structure des cahiers (cf. ci-dessous, B.1.c ; Publ. 6) ; la mise en page des textes commentés (cf. B.2.d ; Publ. 10) ; une analyse comparative du livre « gothique » et du livre « humaniste » (cf. B.3.b ; Publ. 7). A partir des problématiques abordées dans cet ouvrage, L'apologia dell'apogeo (cf. Publ. 27) développe une série de considérations sur divers aspects de l'étude du livre médiéval à la fin du Moyen Âge. Enfin, le Catalogue de la Bibliothèque de Saint-Victor (cf. ci-dessous C.4 ; cf. Publ. 35) " couronnement d'un travail très long et patient " nous offre enfin, pour ce fonds qui constitue peut-être le témoignage le plus riche et important de la vie intellectuelle parisienne, une édition scientifique du catalogue établi en 1514 par Claude de Grandrue, un état exhaustif des manuscrits survivants, ainsi que les concordances indispensables entre la cote actuelle et tous les systèmes de cotation antérieurs.
Cependant, la « gestion » d'un axe consacré à l'histoire du livre médiéval ne se réduit pas à la production de recherches de haut niveau. Elle doit aussi favoriser la construction de pôles d'impulsion et de transmission d'initiatives capable de souder et de stimuler une communauté scientifique quantitativement restreinte, dispersée aux quatre coins de l'Europe et du monde, dont les acteurs sont la plupart du temps isolés et parfois découragés.
C'est le rôle, en premier lieu, des initiatives éditoriales que certains chercheurs du lamop ont contribué à faire naître et dont ils assument partiellement la responsabilité (Gazette du livre médiéval, en collaboration avec la section de paléographie latine de l'irht ; pour le lamop : C. Bozzolo, X. Hermand, M. Maniaci, E. Ornato) ; Quinio, sous l'égide de l'Istituto per la patologia del libro de Rome. Pour le lamop : M. Maniaci, E. Ornato). 
 
La Gazette, créée en 1982, vient d'atteindre le 600 abonnés payants. Sa formule " moitié articles et moitié « Chronique » " n'a rien perdu de sa vivacité ni de son utilité. Depuis quelques années, un accord de diffusion à prix réduit aux membres du Comité international de paléographie latine et aux adhérents de l'Association apices (qui gère de son côté une liste de diffusion d'informations sur le Web) a encore accru les capacités de pénétration decette revue dont le rôle à la fois de stimulant et de « caisse de résonance » ne cesse de s'amplifier. La revue Quinio, dont la création est toute récente (le n° 2 est sous presse), se fonde, quant à elle, sur une démarche originale visant à rassembler sous le même toit et avec des objectifs partiellement convergents les codicologues et les spécialistes de la conservation du patrimoine livresque. Pari difficile sur le plan épistémologique, dont il est impossible d'évaluer dès à présent les chances de réussite ; pari difficile, également, pour les historiens du livre, car il s'agit de pouvoir remplir les pages de la revue avec suffisamment d'articles de bonne qualité.
C'est le rôle, également, des partenariats institutionnels et des collaborations scientifiques personnelles que nous nous efforçons de susciter, de maintenir, et, si possible, de développer. Aussi, entretenons-nous des rapports privilégiés avec l'Istituto centrale per la patologia del libro de Rome, promoteur d'importantes initiatives de recherche sur l'histoire du papier filigrané occidental (cf. ci-dessous, Sous-axe A) ; avec l'Université de Cassino, et notamment avec la Scuola di specializzazione per la conservazione dei beni archivistici e librari qui, depuis presque une décennie, nous envoie en stage quelques-uns parmi ses meilleures étudiants. Certains étudiants de cette école sont maintenant des chercheurs confirmés et figurent désormais dans l'organigramme du lamop.
Par ailleurs, on ne saurait sous-estimer la nécessité d'organiser des occasions de rencontre, sporadiques ou périodiques ; de se rendre disponible pour diffuser à des publics divers les résultats de ses recherches ; de donner à tous ceux qui doivent accéder au livre médiéval avec des motivations, des centres d'intérêt et des finalités diverses, la formation qu'ils sont en droit de requérir de la part de spécialistes de la discipline.
Parmi les initiatives de diffusion, il faut avant tout signaler la co-organisation à Villejuif, dans le cadre de l'Institut des traditions textuelles (fr 33 du cnrs, dirigée par M. O. Goulet-Cazé), du colloque international Le commentaire entre tradition et innovation dont une journée a été consacrée aux aspects matériels de l'interaction entre le texte et son commentaire[1]. A cette occasion, les membres du lamop ont assuré à eux-seuls quatre communications (cf. ci-dessous B.2.d ; Publ. 2, 5, 9, 23). Il convient également de rappeler que, de 1997 à 2000, les participants à l'axe « Histoire du livre » ont pris une part active à 15 colloques scientifiques, pour un total de 23 contributions.

L'activité de formation (en dehors du suivi personnel que l'on accorde à tous ceux qui en font la demande et de nombreuses conférences que l'on prononce sur invitation tant en France qu'à l'étranger) se déroule habituellement dans le cadre institutionnel de Paris I. Elle se concrétise d'une part en un enseignement de 12 heures annuelles ouvert aux débutants (C. Bozzolo, E. Ornato ; initiation à la codicologie et aux outils de travail disponibles pour l'historien du livre médiéval), de l'autre en un séminaire de six séances annuelles " Livre, manuscrit et société " réservé au niveau deaet doctorat. Ce séminaire est consacré à l'exposé des activités de recherche aussi bien des animateurs (J. Ph. Genet, E. Ornato ; pour le programme des quatre dernières années, cf. OOO) que des collègues français et étrangers et, bien entendu, des étudiants avancés.

Par ailleurs, en dehors de l'enseignement institutionnel et d'un grand nombre d'interventions sporadiques, certains membres du lamop assurent à titre personnel des tâches de formation spécialisées (C. Bozzolo, Scuola Europea di Conservazione e Restauro del Libro di Spoleto, cours annuel. C. Bozzolo, E. Ornato, « master » organisé à Poppi en 1998 par C. Tristano [Université d'Arezzo]. M. Maniaci, « master » européen biennal de spécialisation dans la conservation du patrimoine archéologique, archivistique et livresque [Université de Cassino] ; diplôme pour « opérateur en biens culturels » [consortium inter universitaire « Nettuno] ; cours de perfectionnement annuel organisé par la fidem). Il est néanmoins regrettable que toute cette activité se déroule uniquement à l'étranger, et notamment en Italie où les structures sont beaucoup plus décentralisées et les initiatives de formation dans le domaine des biens culturels tendent " et c'est heureux " à se multiplier.

Quelques orientations pour l'avenir

L'expérience que l'on acquiert au fil des années impose toujours d'envisager l'avenir avec la plus grande prudence. La prudence est encore plus nécessaire lorsqu'il s'agit d'histoire du livre médiéval, domaine où les structures dotées d'une certaine stabilité se comptent sur les doigts d'une seule main, où les « vocations » sont rares et, bien souvent, forcément éphémères : il n'est pas fréquent, en effet, de pouvoir être rémunéré pour faire ce que l'on aime. A ce sujet, il est illusoire de penser que cette discipline pourrait survivre si on ne devait s'y adonner qu'à temps partiel, dans les moments d'« oisiveté », et l'on aurait tort de se résigner à ce qu'elle devienne l'apanage exclusifs d'amateurs éclairés.
En fait, ne progresseront réellement que les opérations de recherche dont le suivi sera assuré avec un minimum de continuité, c'est à dire celles qui seront prises en charge par un chercheur ou un enseignant chercheur rémunéré pour le faire, ainsi que par un doctorant qui devra confirmer par ce biais son aptitude à la recherche. Ajoutons-y " mais sans doute est-ce déjà trop attirer l'attention capricieuse des dieux " les quelques vétérans qui auront à ceur de « rempiler » au lieu de savourer avec délectation les avantages de la liberté reconquise. Malgré toutes ces incertitudes, il est bon de se projeter dans l'avenir. Mais que l'on prenne garde à ce que toute prévision trop rigide comporte un danger de sclérose : si quelques-unes des recherches entamées ou programmées venaient à s'enliser, il n'y aurait certes pas de quoi être satisfait ; mais ce serait un échec encore plus grave si aucune initiative nouvelle, absolument imprévisible au moment actuel, ne voyait le jour dans les quatre années qui vont suivre.
Cela dit, on peut être à peu près certain que chacun des trois sous-axes qui regroupent l'essentiel de notre activité dans le domaine de l'histoire du livre verra se développer un certain nombre d'orientations, dans la mesure où dès à présent l'on est à peu près assuré de la coexistence d'une compétence humaine et d'un apport minimal de moyens.
C'est le cas, notamment pour les programmes qui ont trait à l'histoire du papier (sous-axe A,1), si toutefois l'institution qui les patronne et les impulse continue à considérer la recherche historique comme un complément indispensable de sa mission, qui reste bien entendu la sauvegarde des biens culturels.
Pour ce qui est des aspects matériaux de l'objet livre, nos connaissances sur la constitution des cahiers devraient s'approfondir grâce à de nouvelles manières d'observer la surface du parchemin (sous-axe B.2.b) et à des analyses systématiques qui tiennent compte des aspects fonctionnels de cet élément structurant du livre (sous-axe B.2.c). Suite à une intervention providentielle du hasard, il est par ailleurs vraisemblable que l'on puisse acquérir une information inédite sur l'utilisation des procédés dits d'« imposition » dans le manuscrit (sous-axe B.2.d). Pareillement, le travail sur les techniques de fabrication dans l'incunable est d'ores et déjà bien avancé et une première tranche de résultats devrait bientôt être portée à la connaissance de la communauté scientifique (sous-axe B.2.e).
Le projet de codicologie comparée portant sur deux objets bien souvent semblables dans leur aspect, mais profondément dissemblables dans leur fonction " le manuscrit et le document d'archives (sous-axe B.3.a) " est en chantier et devrait être favorisé par le fait que l'un de ses animateurs vient d'être recruté comme ingénieur à l'irht. L'analyse de la mise en page dans le livre byzantin (sous-axe B.3.b) doit se concrétiser dès cette année dans un important ouvrage de synthèse. Quant à la problématique du « copiste au travail » (sous-axe B.3.c), la thèse de doctorat qui lui est associée avance régulièrement et doit logiquement aboutir dans le cadre chronologique couvert par ce projet quadriennal. Pour ce qui est des recherches sur l'interaction entre texte et glose dans l'édition commentée, elles doivent se développer surtout en direction des commentaires aux textes homériques dans le manuscrit byzantin (sous-axe B.3.d).
Les recherches portant sur des ensembles spécifiques de manuscrits doivent également se poursuivre. Les avancées les plus immédiates concerneront sans doute les bibles italiennes du XIe siècle (sous-axe B.4.a), qui devraient profiter de l'abondance du matériel rassemblé en vue de la double exposition qui vient d'être organisée à Montecassino et à Florence. De même,la connaissance des manuscrits d'euvres de théâtre (sous-axe B.4.c) devrait pouvoir profiter de l'activité du groupe qui travaille sur ce type de littérature (cf. Axe IV). Des progrès sont également attendu du côté des manuscrits de musique profane du XVe siècle (sous-axe B.4.d), puisqu'une spécialiste de ce domaine vient d'être détachée pour deux ans dans notre laboratoire. On peut espérer, enfin, que le très intéressant projet de recherche sur les manuscrits historiographiques en France du nord (sous-axe B.4.f) pourra effectivement démarrer.

En ce qui concerne la production et la diffusion du livre médiéval, la charpente des recherches futures est sans conteste constituée par le programme sur la transition du manuscrit à l'imprimé en France du nord, Belgique et une partie des Pays-Bas, animé par le chargé de recherche que nous avons recruté en octobre 2000 (sous-axe C.3.a). Ce programme exercera sans doute un effet positif sur d'autres travaux dont la thématique est peu différente, concernant les réseaux monastiques belges et la circulation des livres à la fin du Moyen Âge (sous-axe C.3.d.ii) ou, dans une perspective de type comparatif, la production d'incunables à Venise (sous-axe C.3.b). Il est à noter, également, que la mise en euvre de ces programmes de recherche nécessitera l'établissement de bases de données sommaire, mais relativement complètes, sur les institutions, les auteurs et les euvres médiévales.

L'enquête déjà entamée par Yann Potin sur la bibliothèque parisienne du Louvre (sous-axe C.3.b) doit se poursuivre avec succès dans le cadre d'une thèse de doctorat dont le sujet est devenu beaucoup plus vaste (cf. Axe VII). Enfin, il faut espérer (mais notre emprise sur les événements est malheureusement très faible sur ce point), que les recherches portant sur des terrains déjà largement défrichés, comme le scriptoriumde Christine de Pizan (sous-axe C.5.a) et la bibliothèque des frères d'Orléans (sous-axe C.5.b), auront enfin la chance de réaliser des avancées significatives ou de retrouver un souffle nouveau.

En ce qui concerne les partenariats institutionnels, la prudence est de mise. S'il est relativement facile de signer des accords-cadre de coopération fourre-tout et sans enjeux financiers, il est beaucoup plus difficile de leur donner un contenu concret sur le plan scientifique et d'organiser, parallèlement, des échanges consistants de chercheurs et d'étudiants : ainsi, il existe très peu d'étudiants français disposés à poursuivre des études en Italie, ce qui n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes. De plus, ce pays, avec lequel nos liens sont les plus étroits, est actuellement en pleine mutation : les structures universitaires anciennes, assez différentes des nôtres, cèdent la place à de nouvelles formes d'organisation du savoir dont les contours demeurent pour l'instant assez floues. C'est ainsi que la Scuola di specializzazione de Cassino ferme ses portes ; elle est remplacée par un doctorat dont les formes de partenariat ne sont pas encore bien définies. Quoi qu'il en soit, nous comptons bien évidemment développer toutes les formes de collaboration scientifique avec les institutions étrangères qui assurent une formation dans le domaine de l'histoire du livre : des pourparlers informels en ce sens sont actuellement engagés avec les Universités de Siena-Arezzo et d'Udine.

Enfin, pour ce qui est de l'information « institutionnelle », il est certain que les douze heures d'initiation à la codicologie assurées dans le cadre de l'ufr d'histoire de Paris I sont tout à fait insuffisantes, aussi bien pour instiller un minimum de connaissances que pour donner le goût et les capacités d'aborder les problématiques de l'étude du livre médiéval avec le regard de l'historien. Malheureusement, il est tout aussi certain que le plan d'études de l'université et l'emploi du temps des étudiants ne permettent pas d'aller plus loin dans cette voie. D'autres formes d'initiation et d'approfondissement, plus concentrées dans le temps, sont donc à envisager. Les expériences accomplies à l'étranger par plusieurs de nos chercheurs ont apporté sur ce point un lot de compétences qui ne demandent qu'à servir.

Activité de recherche 1997-2000

Sous-axe A " Histoire du papier occidental à la fin du Moyen Âge et aux débuts de l'Âge moderne(resp. : E. Ornato)

1. Le papier occidental au Moyen Âge tardif (Progetto carta, programme patronné par l'Istituto centrale per la patologia del libro : E. Ornato, P. Busonero; partenariat : P. F. Munafò, M. S. Storace; cf. Publications)

C'est en 1990 que Carlo Federici, actuel directeur de l'Istituto centrale per la patologia del libro (icpl)de Rome, et Ezio Ornato ont jeté les bases d'un très vaste programme d'étude du papier médiéval " le Progetto carta " axé sur l'emploi de ce matériau dans le livre manuscrit et imprimé du XVe siècle. Ce projet s'appuyait sur des bases méthodologiques qui se voulaient novatrices : le relevé systématiques de toutes les feuilles différentes (c'est-à-dire issues de formes à papier différentes) attestées dans chaque volume examiné ; la description complète de la trame de la forme visible en transparence ; la mesure instrumentale de l'épaisseur et du degré de blancheur du papier ; la reproduction radiographique de tous les filigranes.
Le point d'application de l'enquête était constitué par le nord-est de l'Italie, et plus particulièrement par la ville de Venise qui était alors la capitale de l'imprimerie et consommait d'énormes quantités de papier. Les relevés ont porté sur une centaine de volumes, en majorité imprimés, dans lesquels environ 1200 formes différentes ont été identifiées et décrites. Il faut bien souligner que cette entreprise n'aurait jamais pu être lancée sans les moyens financiers dont jouissent en Italie les organismes chargés de la conservation du patrimoine culturel, et n'aurait même pu être envisagée sans la collaboration active de la Bibliothèque vaticane et des principales bibliothèques romaines. Autant de raisons qui rendent a priori largement utopique sa transposition en terre de France.
Les tout premiers résultats de la recherche ont été publiés en 1993[2] mais il a fallu longtemps pour arriver à traiter toutes les données et à les inscrire dans un système interprétatif cohérent et convaincant. Au fil des années, le Progetto carta a donné lieu à un certain nombre de publications partielles (Publ. 28, 30, 32, 33, 34)[3], mais il avait été convenu d'emblée que les résultats feraient l'objet d'un ouvrage de synthèse. Celui-ci est en cours de parution (premier trimestre 2001 ; cf. Publications). Prévu dans un premier temps pour traiter en un seul volume de 300-400 pages toutes les problématiques abordées dans l'entreprise, La carta occidentale nel tardo Medioevo comprend aujourd'hui deux tomes pour un total de presque mille pages ; et encore, il ne s'agit que d'une première étape, puisqu'il a été décidé de remettre à plus tard un deuxième volet plus particulièrement consacré à tous les aspects liés à la filigranologie.
Si l'ouvrage de synthèse a pris progressivement tant d'ampleur, c'est que l'horizon scientifique et les objectifs institutionnels du projet s'étaient entre temps considérablement élargis. D'une part, il convenait de s'atteler à un travail de réflexion approfondi sur tous les aspects de la problématique du papier médiéval : avantages, inconvénients et complémentarité des sources d'archives et de l'observation archéologique ; lacunes criantes de l'historiographie, trop souvent monopolisée par les aspects filigranologiques et les procédures de datation. De l'autre, compte tenu de l'état de crise dans lequel se trouve actuellement la discipline (il n'existe nulle part de programme structuré de travail sur le papier médiéval et les vocations individuelles se font de plus en plus rares, faute de « berceau » pour les accueillir), il était nécessaire d'impulser la création d'un pôle de documentation et de recherche qui jouisse d'un minimum de stabilité.
C'est pour cette raison que la Carta occidentale est devenu beaucoup plus qu'un simple exposé de résultats : en effet, aux quatre chapitres concernant plus particulièrement le Progetto carta (description du corpus et des procédures mises en euvre ; aspects qualitatifs du papier d'après les sources documentaires ; évolution de l'épaisseur et du degré de blancheur ; évolution de la structure des formes à papier) ont été adjoints deux autres, consacrés aux aspects méthodologiques de l'étude du papier. En illustrant un certain nombre de problèmes concrets, les auteurs se sont efforcés de promouvoir le concept d'« histoire intégrée ». Le terme « intégré » est ici doublement connoté : d'une part, il faut mettre simultanément à profit (confrontation souvent malaisée et qui donne parfois des résultats contradictoires) les sources documentaires et l'observation archéologique ; de l'autre, il faut éviter, dans la mesure du possible, de segmenter la problématique, car tous les aspects visibles de l'histoire du papier, qu'ils soient matériels, économiques ou culturels, font partie d'un « graphe » d'interactions invisible mais complet, que l'on peut et l'on doit parcourir sans entrave dans tous les sens.
Pour ce qui est de la structuration institutionnelle de la recherche, l'icpl a décidé de patronner la création d'une section italienne de l'Association international des historiens du papier (iph) et d'organiser à Rome, en 2002, le prochain congrès de l'association. Mais surtout, sans en faire pour autant un programme officialisé, on s'achemine vers la mise en place d'un « pôle de documentation » qui vise graduellement à rassembler en un lieu unique toutes les reproductions de filigranes disponibles à l'heure actuelle. « Pôle de documentation » ne signifie pas « pôle documentaire » : le but premier n'est pas de créer un centre de services, mais un « noyau dur » pour la recherche.
L'activité de recherche va en effet se poursuivre et s'amplifier " grâce également à l'embauche à temps plein de deux étudiants boursiers " au cours des prochaines années, selon les deux orientations suivantes :

Les aspects filigranologiques :

Puisque le filigrane identifie l'origine du papier, ainsi que le lieu et la date de sa consommation, on se servira de cette marque pour reconstituer dans la mesure du possible, à partir du matériel rassemblé dans la première phase du Progetto carta, la structure du système de production, de commercialisation et de consommation du papier dans la région vénitienne. Par ailleurs, les données textuelles et iconographiques collectées dans les répertoires doivent fournir le point de départ pour une étude générale et exhaustive " du moins pour ce qui a trait au XVe siècle " de deux aspects importants de l'histoire de ce matériau : les caractéristiques des formes et la configuration géographique du commerce du papier : rayonnement des moulins, structure des marchés locaux et son évolution.

Puisque le filigrane identifie toutes les feuilles issues de la même forme, et que le cycle de consommation du papier est limité dans le temps, la date inconnue d'un document peut être déduite de celle d'un document daté qui porte le même filigrane. Les procédures de datation proposées jusqu'à présent peuvent et doivent être largement améliorées.

Enfin, on s'efforcera d'éclairer les aspects emblématiques du filigrane et de la contremarque (marque de propriété, marque de qualité, identificateur de formes à l'intérieur du moulin), leur corrélation avec les finalités fonctionnelles, les modalités et le rythme de variations des dessins.

La qualité du papier médiéval : défauts de fabrication, dégradation dans le temps

Il est à présent difficile d'étudier dans de bonnes conditions, en France, les filigranes des manuscrits appartenant aux fonds patrimoniaux du fait de l'abandon des techniques traditionnelles pour raison de santé du travail (les bêtagraphies ne sont plus autorisées). Des essais sont en cours pour adopter une technique de reproduction des filigranes au moyen du film ultra-sensible Dylux 503 de DuPont de Nemours (technique pratiquée aux États-Unis, mais non en Europe). Le spectre sensible du film permet le travail de copie en lumière naturelle, sans danger pour la santé du manipulateur et sans risque de dégradation pour le document. Cette technique a en outre l'avantage d'être moins lourde et moins coûteuse en temps et matériels que la plupart de celles utilisées concurremment. L'achat d'une rame de ce papier-film et la construction du matériel nécessaire (lampe froide pour l'exposition, lampe à ultra-violet pour le développement) ont permis des premiers essais satisfaisants. Cependant, ils devront être poursuivis pour obtenir un matériel ambulatoire de maniement facile. 

Sous-axe B " Structure matérielle, présentation de la page et techniques d'écriture dans le livre médiéval (resp. : M. Maniaci)

2. Aspects matériels et techniques de fabrication dans le livre médiéval

a) Aspects qualitatifs du parchemin dans le manuscrit byzantin (M. Maniaci ; cf. Publications)

Le niveau qualitatif du parchemin utilisé dans les manuscrits médiévaux peut être mesuré à partir de paramètres que l'on peut dénombrer de manière relativement simple et objective : la présence de trous, qui provoquent des discontinuités gênantes sur la surface du feuillet, et de lisières (bords irréguliers de la peau) qui perturbent l'aspect esthétique de la page et compromettent la fonctionnalité des marges. Une analyse quantitative de ces variables, visant à améliorer la connaissance des pratiques artisanales dans le livre byzantin, a été effectuée sur un corpus d'environ 700 manuscrits du XIe et du XIIe siècle. L'évolution de la qualité a d'abord été examinée en fonction de la diachronie (baisse du XIe au XIIe siècle), de l'origine géographique (pauvreté des manuscrits originaires de l'Italie méridionale) et de la typologie textuelle. Parallèlement, ont été mises en lumière des expédients palliatifs et des pratiques de « camouflage » que l'on retrouve également en Occident : les trous se trouvent plus fréquemment à l'extérieur du cadre d'écriture et les bifeuillets qui en comportent sont placés de préférence à l'intérieur du cahier. Enfin, la distribution des lisières sur les trois marges extérieures montre que l'on ne saurait extrapoler au monde byzantin les techniques de construction du cahier découvertes voici 20 ans par Léon Gilissen dans le manuscrit occidenta[4] (cf ci-dessous, b). D'autres recherches mentionnées dans ce rapport prennent en considération, sur des bases analogues, les aspects qualitatifs du parchemin (cf 2.c, 2.f, 3.b).

b) Subdivision de la peau de parchemin et formation des bifeuillets dans lemanuscrit byzantin (M. Maniaci ; cf. Publications)

Il y a plus de 25 ans, Léon Gilissen proposait, dans ses Prolégomènes à la codicologie, une reconstitution du processus de fabrication des cahiers dans les manuscrits occidentaux en parchemin, selon laquelle les quaternions auraient été obtenus en pliant une ou plusieurs fois la peau d'origine au long de ses axes perpendiculaires. Cette hypothèse a suscité un très large consensus et l'on admet communément aujourd'hui que les bifeuillets des manuscrits, à l'exception des in-folio, sont toujours des sous-multiples pairs d'une peau subdivisée de manière symétrique. Les arguments en sa faveur ne font pas défaut, mais il s'agit essentiellement d'»indices « qui ne démontrent nullement l'existence d'une pratique universelle à cet égard.
Des progrès récents en ce qui concerne l'observation des bifeuillets en parchemin ont amené à l'identification d'une caractéristique qui s'est révélée très utile dans la détermination des procédés de subdivision de la peau aboutissant à l'assemblage des cahiers : les brisets. Ce sont les aires de forme arrondie qui entourent les quatre pattes de l'animal, reconnaissables au fait que la peau y apparaît presque translucide et que les follicules pileux y sont plus visibles qu'ailleurs. Si l'on accepte l'hypothèse de Gilissen en postulant une réalisation des cahiers sans incidents et parfaitement canonique, la position des brisets sur le bifeuillet permet alors de reconstituer le type de pliage.
Des recherches antérieures avaient déjà permis de constater que la position des brisets ne correspondait pas toujours avec celle qui était prévue selon l'hypothèse de Gilissen[5]. Par la suite, l'observation exhaustive des bifeuillets dans une vingtaine de manuscrits byzantins antérieurs au XIIIe siècle (pour un total d'environ 500 bifeuillets) a abouti à deux résultats importants : 
" bien souvent, les manuscrits grecs sont composés d'un mélange de bifeuillets obtenus en subdivisant des peaux de dimensions inégales selon des modalités variées, ce qui témoigne du souci d'exploiter de manière optimale la totalité du matériau disponible ;
" parmi ces modalités, on doit mettre l'accent, pour la fabrication de manuscrits grands ou moyens, sur un procédé de subdivision asymétrique de la surface utile de la peau. Ce procédé permettait d'obtenir, par un découpage « en T », trois bifeuillets à partir d'une seule peau. Cette pratique, inconnue jusqu'à présent et définie par l'expression « subdivision in-sexto », est particulièrement adaptée à la réalisation de pages de proportion large, largement privilégiée, comme on le sait, par les artisans des manuscrits byzantins.

c)La structure des cahiers dans les manuscrits de l'Antiquité tardive au bas Moyen Âge (P. Busonero, E. Ornato ; cf. Publications)

On sait que, depuis l'époque carolingienne jusqu'à la fin du XIIe siècle " période pendant laquelle la production du manuscrit était l'apanage presque exclusif des communautés monastiques ", les cahiers, qui constituent la structure sous-jacente de base des volumes manuscrits, étaient toujours composés, sauf nécessité sporadique et particulière, de quatre bifeuillets (quaternions). On sait également que la situation commence à évoluer (mais seulement dans le monde occidental) dès la première moitié du XIIIe siècle ; on assiste, en effet, à l'émergence puis, dans certains cas, à l'hégémonie, de cahiers dont le cardinal (nombre de bifeuillets) est supérieur (quinions et sénions). Cela dit, la perception du phénomène a été pendant longtemps vague et subjective : on ignorait les modalités d'origine de cette différenciation, ainsi que la répartition des divers cardinaux dans le temps, dans l'espace et en rapport avec d'autres caractéristiques, telles que la nature du support et la typologie textuelle.
Pour répondre de manière exhaustive à ces questions, une analyse systématique a été entreprise sur un corpus de plus de 4000 manuscrits pour lesquels les catalogues imprimés fournissent le cardinal des cahiers (P. Busonero, Publications). Le recours aux sources secondaires, de toute manière nécessaire pour d'évidentes raisons de faisabilité, n'a pas été sans soulever une foule de problèmes[6]. Cette enquête a malgré tout permis de dresser un panorama complet de l'émergence et de l'évolution du phénomène : la « naissance » du sénion semble devoir être située dans le monde universitaire, plus précisément en Angleterre pendant la première moitié du XIIIe siècle. Ce type de cahier se diffuse rapidement en Europe, et notamment en France (où sont attestées également, comme dans les petites bibles parisiennes, des formules atypiques). Au même moment, le quinion prend son essor en Italie, tout d'abord dans le domaine du livre juridique. Cependant, aux XIVe et XVe siècles, alors que le quinion devient la formule majoritaire dans le manuscrit italien, le sénion recule dans le reste de l'Europe au profit du quaternion. Mais cette évolution ne concerne que le parchemin : dans les volumes en papier " où apparaissent par ailleurs des cardinaux élevés (de 8 à 12 bifeuillets) " le sénion est partout largement prédominant.
Ce vaste panorama, bien que richement documenté, n'épuise pas la question. La connaissance de l'évolution du cardinal des cahiers n'est pas suffisante pour expliquer pourquoi d'autres formules " et précisément celles-là " font leur apparition et viennent occuper certaines « niches » préférentielles de la production livresque. Aussi, quelques hypothèses à ce sujet ont-elles été proposées dans un travail plus récent (E. Ornato, Publications). Depuis l'antiquité tardive, le cardinal des cahiers semble être lié, sauf exception (cf ci-dessus, b), aux propriétés intrinsèques du matériau utilisé (rouleau de papyrus, peau de parchemin). Ainsi, c'est à la pratique dominante, dans une situation donnée, dans le procédé de subdivision des peaux, que l'on pourrait attribuer l'adoption de cardinaux pairs ou impairs. Mais pourquoi, à partir du XIIIe siècle, a-t-on ressenti le besoin d'abandonner le quaternion pour assembler un nombre plus grand de bifeuillets ? L'analyse statistique fournit un début de réponse. On constate en effet une corrélation entre le nombre moyen de bifeuillets des volumes et le cardinal des cahiers. Cette première observation doit cependant être testée sur plusieurs corpus et, surtout, il faut déterminer quelles étaient les finalités poursuivies par les artisans et si d'autres facteurs (épaisseur du parchemin) intervenaient dans le processus.

d) Les procédés d'» imposition « dans les manuscrits occidentaux du Bas Moyen Âge (C. Bozzolo)

L'existence de manuscrits dits « imposés » (ce terme désigne en général le fait qu'un manuscrit a été copié sans que les bifeuillets aient été préalablement coupés) est démontrée depuis que Charles Samaran a observé, en 1928, « quelques feuilles de manuscrits du milieu du XVe siècle dont la disposition matérielle est entièrement semblable à celle des feuilles d'impression préparées pour le tirage «.
Cette problématique complexe avait été nouvellement abordée d'une manière approfondie dans l'ouvrage fondateur de la codicologie quantitative[7]. Aux preuves irréfutables qui avaient permis de reconnaître l'existence d'un petit nombre de manuscrits incontestablement imposés " feuilles entières isolées correspondant à la définition donnée par Samaran ; manuscrits présentant des feuillets écrits demeurant entièrement ou partiellement solidaires par leur tranche de tête ", s'étaient alors ajoutés d'autres indices susceptibles de trahir l'emploi de cette technique. Cette nouvelle enquête avait ainsi permis d'identifier une dizaine de manuscrits vraisemblablement imposés (environ 10% de l'échantillon examiné) et d'entrevoir que le procédé de l'imposition était sans doute beaucoup plus répandu dans le monde du livre manuscrit qu'on ne l'imaginait.
Parmi les indices indirects de ce procédé de copie, avait été retenue la réapparition systématique d'une même nuance d'encre sur différents bifeuillets, en correspondance de ce que les imprimeurs appellent « côté de première » et côté de seconde » d'une feuille (ainsi, sur les deux premiers bifeuillets d'un quaternion, les feuillets 1r, 2v, 7r, 8v d'un côté et 1v, 2r, 7v, 8r de l'autre). Une telle façon de faire implique de toute évidence que le texte n'a pas été transcrit en « séquence naturelle ». Cet indice tout théorique n'avait pu trouver à l'époque une correspondance dans la pratique concrète des copistes. En effet, dans tous les cas d'» imposition » observés, la transcription s'était toujours faite en fonction de l'ordre du texte.
Une visite à la Newberry Library de Chicago, pendant le récent séjour aux États-Unis de Carla Bozzolo dans le cadre de l'accord cnrs/Université d'Illinois, a permis de rouvrir de manière inattendue le dossier « imposition », suite à l'examen d'un manuscrit de récente acquisition dont l'un des cahiers comporte deux feuillets demeurés partiellement solidaires par la tranche de têteDans tous les cahiers de ce manuscrit, on observe de plus qu'il y a deux nuances d'encre, et que les deux pages faisant vis-à-vis présentent toujours la même : plus foncée sur les versos, plus claire sur les rectos. Il faut en déduire que le copiste a non seulement travaillé en imposition, mais précisément selon le cas de figure dont il avait été impossible de trouver des témoignages auparavant.
Ce cas d'espèce présente par ailleurs un double intérêt : d'une part, il ne s'agit pas d'un manuscrit tardif, puisqu'il a probablement été copié en Flandre au début du XVe siècle (les cas identifiés jusqu'à présent ne semblent pas antérieurs au milieu de ce siècle) ; de l'autre, il contient un texte à la fois long et très répandu " le De regimine principum de Gilles de Rome. Il serait intéressant d'examiner d'autres témoins du même ouvrage pour voir s'ils fournissent d'autres exemples du recours à ce type de technique.

e) Techniques de fabrication et pratiques de composition dans l'incunable (L. Garrigues ; E. Ornato ; cf. Colloques, septembre 1997)

L'observation minutieuse d'un ou de plusieurs incunables page par page, ligne par ligne, voire caractère par caractère, ouvre les coulisses d'un monde perdu où l'espace de liberté laissé à l'acteur de la copie " extrêmement vaste au premier regard " ne cesse de se restreindre au fur et à mesure que l'analyse s'approfondit : ainsi, au fil des comptages systématiques, un phénomène qui paraissait relever du « caprice » finit par se configurer comme une contrainte, et ce qui apparaissait au premier abord comme une étourderie doit être finalement interprété comme une exception prévue et codifiée. Dans cet univers, la succession cohérente dans les pages et dans les cahiers des « variations de casse » et des « variations de comportement » (pas toujours faciles à départager) permet de reconstituer d'un côté la répartition du travail à l'intérieur de l'atelier (fractionnement en équipes et modalités opératoires du processus d'impression), de l'autre le combat du typographe " pris en tenaille entre les exigences de lisibilité, les limites de sa fonte et les contraintes inhérentes à la séquence de composition " ainsi que la mentalité du « compositeur au travail » et la hiérarchie de ses choix lorsqu'il lui est impossible de faire face simultanément à des exigences contradictoires (pour la problématique du « copiste au travail », cf. plus loin, 2.c et 2.f).
L'édition de la Summa magistri de Johannes de Auerbach (Augsbourg, Günter Zeiner, 1469) représente un terrain rêvé pour ce type d'enquête. A cette date, la succession des opérations dans l'atelier typographique n'était pas encore suffisamment rodée pour qu'on aboutisse à une présentation en tous points régulière ; or, ce sont précisément les « ratés » qui permettent de faire ressortir toutes les facettes de l'organisation sous-jacente. Par ailleurs, le livre imprimé était encore tributaire, sur le plan idéologique, de son ancêtre manuscrit dont il s'efforçait d'imiter le faciès, tant au niveau de la présentation globale de la page qu'à celui du tracé de l'écriture. Si l'on ajoute à tout cela les problèmes inhérents à la productivité de l'organisation du travail (harmonisation des cycles de composition et d'impression), on voit que la tâche du typographe était à l'époque extrêmement complexe et difficile.
L'examen de cet ensemble de six quaternions fait apparaître que la fonte utilisée était d'une rare richesse, étant conçue pour préserver en toute circonstance la fluidité du tracé de l'écriture « gothique » manuelle. Elle comporte, notamment, un grand nombre d'» allographes » (doublons morphologiques du même phonème) : deux types de d, de a, de g et de v minuscules, dont l'emploi, à première vue absolument arbitraire, se révèle, après les relevés systématiques, savamment modulé en fonction de la lettre qui suit. Par ailleurs, l'analyse des « variations de casse » (fréquence des divers caractères typographiques) et des pratiques individuelles (coupures de mots, manière d'abréger, etc.) met en évidence, à l'intérieur d'une subdivision de l'ouvrage en deux parties symétriques, confiées à deux équipes différentes, un cycle de travail dont la frontière se situe au milieu de chaque cahier, et cela bien que la composition du texte ait été effectuée en séquence « naturelle ».
Après l'achèvement du travail sur cette édition, il serait intéressant d'étendre l'analyse à d'autres éditions contemporaines issues d'ateliers typographiques différents, afin de recenser l'ensemble des pratiques en usage. Malheureusement, les caractéristiques de la casse et les défauts de présentation n'étant jamais les mêmes, toute enquête de ce type doit chaque fois forger de nouveaux outils d'observation.

2. La page écrite dans le manuscrit médiéval : mise en page, gestion de l'espace, aspects graphiques et périgraphiques

a) Livre manuscrit et document d'archives : une approche codicologique comparative (X. Hermand ; partenariat : P. Bertrand [irht, Orléans] ; cf. Publications)

La documentation écrite médiévale est traditionnellement répartie entre deux grands ensembles distincts " les livres manuscrits d'une part, les documents d'archives de l'autre " chacun traité et étudié séparément : les historiens réservent les premiers à l'histoire de la culture stricto sensu et les seconds à l'histoire socio-économique. Or cette distinction n'a pas la validité qu'on lui attribue habituellement : les réalités que désignent les termes « livres » et « archives » sont loin de constituer des ensembles cloisonnés, imperméables. Certains types de documents relèvent à la fois de l'une et de l'autre catégorie (songeons, par exemple, au Liber capituli); plus fondamentalement, dans leur facture même, les documents d'administration (cartulaires, livres de comptes, registres en tout genre, etc.) répondent bien souvent à la définition matérielle du livre. La ségrégation traditionnelle entre livres et archives doit donc être combattue au profit d'une approche globale du document écrit. Cette démarche devient impérieuse lorsqu'on aborde l'étude des institutions religieuses médiévales, à la fois centres de vie religieuse et culturelle, centres économiques et cellules en relation avec le monde extérieur : dans l'optique d'une histoire culturelle totale de ces institutions, il convient d'exploiter toutes les traces écrites qu'elles ont produites et utilisées, non seulement les documents nécessités par les activités proprement intellectuelles ou spirituelles, mais aussi ceux produits dans le cadre de l'organisation de la vie sociale et matérielle.
Il a paru opportun d'aborder cette problématique dans un cadre chrono-géographique commode : l'ancien diocèse de Liège aux derniers siècles du Moyen Âge. Plusieurs thématiques sont susceptibles de retenir l'attention : les caractéristiques matérielles des documents écrits ; le copiste au travail ; le rangement, le classement et la gestion des documents (cf. Colloques, Leeds, juillet 1999) ; leur utilisation. Parmi ces voies d'enquête possibles, on privilégiera, dans un premier temps en tout cas, l'analyse des caractéristiques matérielles et graphiques des documents : les supports en usage dans les livres et les archives, les dimensions, les types de cahiers, les types d'écriture, la mise en page et les instruments d'aide à la lecture et à la consultation, etc. Un article paru récemment (cf. Publications) a détaillé les grandes lignes de cette problématique et présenté succinctement la méthode employée.

b) La mise en page dans le manuscrit byzantin (M. Maniaci)

Contrairement à ce qui s'est passé dans le monde latin, où les recherches consacrées à l'aspect dimensionnel du livre manuscrit ont été, en quelque sorte, le banc d'essai de la « codicologie quantitative », les dimensions et la mise en page du livre byzantin n'ont suscité qu'un intérêt somme toute très limité, caractérisé par l'absence de toute analyse systématique de corpus de manuscrits ayant fait l'objet d'observations riches et détaillées. 
La recherche qui va bientôt s'achever et dont les résultats vont être présentés dans un ouvrage de synthèse se veut une première tentative de combler cette lacune. Son point de départ est constitué par une thèse de doctorat (Université de Rome « La Sapienza «), soutenue en 1994, qui s'appuyait sur l'examen direct et minutieux de 386 manuscrits datables du XIe et du XIIe siècle. Les résultats de cette entreprise ont été assez encourageants pour que l'on songe à étendre les frontières chronologiques aux deux siècles précédents, dans le but d'établir un panorama de l'évolution des caractéristiques dimensionnelles et de la page écrite du manuscrit grec depuis l'introduction de l'écriture minuscule dans la production livresque jusqu'au début du XIIIe siècle (césure symbolique qui coïncide avec la conquête de Jérusalem par les croisés).
Dans cette perspective, le corpus déjà utilisé a été porté à plus de 700 unités codicologiques. De plus, d'autres ensembles bien plus vastes de manuscrits grecs et latins, provenant du dépouillement de sources secondaires ou aimablement rendus disponibles pour cette enquête par d'autres chercheurs, ont été pris en considération dans une optique comparative ou, plus simplement, pour fournir des éléments de validation. Le traitement des données s'est heurté à un certain nombre de difficultés engendrées par les caractéristiques spécifiques de la production grecque. Il s'agit d'une part des propriétés intrinsèques de cette production qui échappe obstinément à toute tentative de datation et de localisation à la fois indiscutable et précise ; de l'autre, de l'absence de points de repère suffisamment définis quant au système de production et de « consommation » du livre dans le monde byzantin, apparemment connu dans ses lignes générales, mais en réalité très nébuleux dès que l'on essaie d'en quantifier les traits essentiels.
Une première orientation de l'enquête porte sur la corrélation entre les coordonnées chrono-géographiques des manuscrits et les variations observées en ce qui concerne les dimensions et la « gestion du texte ». Ces variations sont synthétisées, dans la mesure du possible, en termes de qualité, que l'on mesure à partir des caractéristiques du parchemin, des dimensions des feuillets, du remplissage harmonieux de la page et, bien sûr, de la richesse de la décoration. On a ainsi pu mettre en lumière, sur le plan chronologique, une évolution positive jusqu'au XIe siècle, suivie d'une nette régression au XIIe ; sur le plan géographique, une opposition entre l'Orient byzantin et l'Italie du sud où le niveau des techniques et de la présentation est sans conteste inférieur ; sur le plan typologique, enfin, un rapport très étroit entre le contenant et le contenu, soit entre le livre et le texte. 
La seconde orientation a trait à la dynamique interne " engendrée par un système qui ne cesse de chercher un point d'équilibre entre des tensions contradictoires qui pèsent sur la matérialité du livre " qui lie entre eux, et de manière indissociable, tous les éléments constitutifs de l'objet. Là où il est possible d'opérer une confrontation entre les pratiques de l'artisanat byzantin et celles du monde occidental, on remarque l'existence de savoir-faire communs. Ces coïncidences représentent pour une part une même réponse spontanée aux problèmes que posent partout les mécanismes de transcription des textes ; pour une autre, elles reflètent la permanence de solutions déjà adoptées dans la période de l'Antiquité tardive et dont la « neutralité » a garanti la survie au fil des siècles. A côté de ce fond commun, on constate inversement l'existence de bon nombre d'habitudes qui opposent le livre grec au livre latin. A ce propos, il suffira de citer, à titre d'exemple, l'absence, dans le monde grec, d'une perception consciente et cohérente de la relation qui lie la disposition du texte (longues lignes ou deux colonnes) à l'exploitation de la page ; cohérence que l'on perçoit nettement, bien que sous une forme embryonnaire, chez l'artisan occidental dès le début de l'époque « monastique ».
Au niveau le plus global, il est important enfin de souligner combien, dans le monde byzantin aussi, le livre apparaît revêtu d'emblée d'une double connotation : d'un côte, celle de support d'un texte, intrinsèque à son existence même et explicitement proclamée ; de l'autre, celle de « thermomètre » du rang social du possesseur et du lecteur, certes implicite et objectivement accessoire, mais qui n'en est pas moins omniprésente. De même, s'il est incontestable que l'artisanat du livre byzantin se montre plus enclin à conserver l'héritage de l'Antiquité tardive, on ne saurait nier qu'il manifeste aussi, tout au long de son évolution, une sensibilité constante aux contraintes économiques, aux canons esthétiques fondamentaux et à la finalité première du livre : la lisibilité. Tout cela fait émerger un substrat profond " qui imprègne la totalité du livre, depuis sa structure cachée jusqu'au faciès de la page écrite " et dont les règles de comportement ne dépendent ni des avatars de l'histoire ni de la diversité des alphabets.

c) La copie des manuscrits en France aux XIVe et XVe siècles (E. Cottereau ; thèse de doctorat sous la direction de C. Gauvard ; cf. Colloques, juillet 2000)

Acteurs principaux du processus qui conduit à la fabrication du livre manuscrit, intermédiaires incontournables dans le processus de circulation et de transmission de la culture, les copistes, quel que soit leur statut et quelles que soient les modalités de leur travail, se trouvent au ceur à la fois de l'histoire du livre et de l'histoire intellectuelle. Jusqu'à ces dernières années, pourtant, leur rôle et leur activité n'avaient jamais fait l'objet d'une étude systématique, et l'on comprend aisément les raisons de ce désintérêt si l'on songe à la rareté, dans les archives françaises, de documents qui ont trait à la copie des manuscrits. C'est donc à partir des manuscrits eux-mêmes, conservés par dizaines de milliers dans nos bibliothèques, qu'a été récemment entreprise une recherche d'envergure sur cette véritable « armée de l'ombre ».
On sait que le pourcentage de manuscrits qui portent une mention de date est relativement faible, et plus rares encore sont les colophons qui nous livrent aussi l'identité du copiste. On sait également que ces colophons ne deviennent quantitativement exploitables qu'à partir du début du XIVe siècle et se font de plus en plus nombreux jusqu'à l'avènement de l'imprimerie. C'est pourquoi, quels que soient ses objectifs et son cadre géographique, tout programme de recherche de grande ampleur ne peut prendre en compte que les deux derniers siècles du Moyen Âge ; on est obligé, malheureusement, de laisser de côté le XIIIe siècle, qui marque vraisemblablement l'apogée de la culture universitaire parisienne.
Pour d'évidentes raisons de faisabilité, la recherche qui vient d'être mise en chantier a été limitée aux copistes français ou opérant en France, même si la réalité des autres grands pays producteurs de manuscrits " l'Italie et les pays germaniques " ne saurait être ignorée, ne serait-ce que dans une perspective comparative. La nouveauté de cette recherche réside en premier lieu dans ses a priori. Elle comporte en fait deux volets formellement distincts : un volet prosopographique (cf. Axe VI ) et un volet codicologique. Il s'agit donc de répondre simultanément à deux questions : d'une part, « qui étaient les copistes ? », à partir des colophons de manuscrits et de tout autre document susceptible de fournir des données biographiques ; de l'autre, « comment travaillaient-ils ? », à partir, précisément, du résultat tangible " la page écrite " que nous avons sous les yeux, le but étant à terme de faire en sorte que les deux aspects s'éclairent mutuellement.
Dans le cadre ainsi délimité, plusieurs orientations de recherche peuvent d'ores et déjà être définies.
En premier lieu, le statut du copiste et son évolution éventuelle dans le temps. L'idée que l'on se fait spontanément du copiste est celle d'un professionnel rémunéré par un commanditaire : c'est d'ailleurs la situation que font clairement apparaître les nombreux contrats du XIIIe siècle enregistrés à Bologne dans le cadre du système de la pecia[8]. Mais, précisément, ces copistes-là n'avaient guère l'habitude de nous livrer leur identité … Il s'agit donc avant tout de déterminer, dans la mesure du possible, dans quel contexte et par quels cheminements les copistes ont pris l'habitude de se faire connaître. Est-ce que les copistes qui signent leur travail ont le même statut que leurs prédécesseurs ? Il est certain, en tout cas, que l'analyse des colophons dont nous disposons semble tracer les contours d'un panorama de plus en plus varié des « circuits de copie » par rapport à l'archétype du copiste « contractuel ». L'étude de ces circuits, en partant du plus court (copiste qui travaille pour lui-même) au plus long (copiste qui travaille pour un commanditaire au profit d'un destinataire tiers) pourrait se révéler fructueuse.
Un autre aspect intéressant de cette problématique réside, bien évidemment, dans la reconstitution des modalités du travail de copie. Tout d'abord, l'existence éventuelle d'une spécialisation (en premier lieu par rapport à la langue du texte) ; ensuite, les conditions de travail, la répartition des tâches entre les divers artisans du manuscrit et, bien entendu " mais les données sont rares sur ce point ", la rémunération.
Cependant, le volet le plus important de l'enquête, et aussi le plus novateur sur le plan méthodologique, concerne moins la personne du copiste que le produit issu de son savoir-faire. Cette analyse requiert la sélection préalable d'un vaste corpus de manuscrits datés et signés, ainsi que l'élaboration d'un protocole d'observation minutieux et parfaitement ciblé, visant à déceler l'application éventuelle d'un système de règles de conduite sous-jacentes, d'ordre esthétique ou fonctionnel (ou simplement traditionnel), dont nous ignorons souvent non seulement la nature, mais l'existence même. Il s'agira de déterminer les facteurs de variation de ces règles en fonction de la langue du texte, de la culture du copiste, des capacités de lecture du possesseur, de la richesse de l'exécution. Par ailleurs, l'examen de plusieurs transcriptions effectuées par le même copiste devrait permettre d'évaluer aussi bien ses qualités professionnelles que la stabilité de ses choix (régularité du tracé, habitudes périgraphiques, ponctuation), tant d'une copie à l'autre que d'un bout à l'autre de la même copie.

Les premières réponses aux questions qui viennent d'être posées ne pourront venir qu'après l'enregistrement et le traitement des données codicologiques et paléographiques. En effet, l'analyse systématique d'un corpus requiert la mise en oeuvre de méthodes statistiques et le recours aux services de l'informatique. C'est d'ailleurs à la constitution d'une base de données à partir des sources secondaires qu'ont été partiellement consacrées les deux premières années de cette recherche. Actuellement, cette base comporte, pour chacun des quelque 2500 manuscrits retenus après le dépouillement exhaustif de tous les volumes parus du Catalogue des Manuscrits Datés, 160 champs environ. Pour ce qui est de l'examen codicologique des manuscrits, évidemment beaucoup plus détaillé que les notices fournies dans les catalogues, l'échantillon retenu, nécessairement plus restreint, ne dépasse pas 250 manuscrits. Cet examen, qui n'est certes pas facilité par les restrictions de consultation de plus en plus nombreuses imposées par les bibliothécaires, est actuellement en cours.

Les principes inspirateurs de ce travail, ainsi que quelques premières orientations d'ordre général, ont été récemment présentés lors d'un colloque international organisé par l'Université de Liverpool (cf. Colloques, juillet 2000). 

d) Interaction entre texte et glose dans l'édition commentée (P. Busonero, L. Devoti, M. Maniaci, E. Ornato, A. Tomiello ; partenariat : J.-H. Sautel (irht, Orléans) ; cf. Publications)

Alors que la construction et l'exploitation de la page écrite dans les manuscrits ont déjà fait l'objet de recherches nombreuses et variées, les aspects matériels de la coexistence sur une même page d'un texte et de son exégèse ont été jusqu'ici délibérément négligés du fait même de leur particularité. Il est vrai que cette coexistence soulève toute une série de difficultés d'ordre technique dont la solution nécessite, dès la conception du volume, l'élaboration préalable d'un plan minutieux et complexe. La gestion page par page du flux simultané des deux textes requiert de la part du copiste la mise en euvre de dispositifs d'ajustement et de mécanismes de contrôle de diverses natures, aptes à assurer leur agencement de manière optimale. Tâche assurément difficile, car il s'agit, en effet, de : a) répartir deux masses textuelles dont l'étendue, de toute manière très différente, peut varier brusquement d'une page à l'autre, sur des espaces dont la surface et la disposition sur la page sont, elles aussi, variables ; b) caractériser et hiérarchiser les informations de façon appropriée ; c) concevoir des systèmes fonctionnels de liaison capables de guider et de faciliter des modalités de lecture qui ne sont pas toujours linéaires. La compréhension des logiques sous-jacentes à la mise en page des manuscrits commentés exige donc l'examen approfondi et systématique, page par page, dans les témoins originaux, d'un ensemble de caractéristiques variées, allant de la préparation du support aux modalités de la transcription.
Bien que les premières recherches aient porté sur un terrain spécifique " la mise en page des manuscrits juridiques (cf. ci-dessous) " l'exigence d'une systématisation méthodologique et terminologique au niveau général s'est assez rapidement imposée. Il fallait d'une part définir une « grille d'analyse » pertinente pour l'étude des manuscrits contenant des textes commentés, à la fois assez étendue pour pouvoir embrasser la totalité des situations envisageables a priori et assez souple pour pouvoir s'adapter aux particularités que l'on observe inévitablement a posteriori. En d'autres termes, il était nécessaire de passer en revue l'éventail des questions que le chercheur doit poser à ce type de manuscrit et, plus concrètement, de définir ce qu'il faut analyser, dénombrer, compter, mesurer ; opération qui présuppose la reconstitution des problèmes dont le copiste devait tenir compte en programmant son travail ou qu'il devait résoudre « à la volée » au moment de la transcription " agencement du texte et de la glose, régularité de la mise en page, systèmes de repérage et de renvoi, etc. ", ainsi que le recensement et la classification des solutions historiquement adoptées (M. Maniaci, Colloques, septembre 1998).
Il convenait, d'autre part, de poursuivre un objectif de formalisation et de normalisation qui consiste à classifier et à nommer, par une démarche raisonnée et rigoureuse, les diverses modalités de coexistence du texte principal et de sa glose dans le volume ou dans la page : notamment, la manière dont les deux masses textuelles se suivent, alternent ou s'entrelacent ; les zones que l'on réserve à l'une et à l'autre, et celles qui en délimitent les frontières ; les différents schémas de réglure qui permettent l'exploitation judicieuse de l'espace virtuellement alloué. En ce qui concerne la terminologie, le travail a été facilité par la création d'un groupe de réflexion informel (P. Canart, M. Maniaci, D. Muzerelle, E. Ornato, J.-H. Sautel) qui a abouti à la formulation définitive d'un ensemble de définitions, à partir d'une systématisation préalable de J.-H. Sautel[9].
Cette réflexion d'ordre théorique trouve plus ou moins directement sa source dans un travail pionnier consacré à la mise en page du manuscrit juridique commenté, entamé dans le cadre d'un deade la Scuola di specializzazione per la conservazione dei beni archivistici e librari de l'Université de Cassino sous la direction de Marco Palma (L. Devoti ; cf. Publications). L'observation minutieuse des caractéristiques codicologiques d'une quarantaine de manuscrits du Codex de Justinien et de quelques éditions incunables a permis de comprendre les mécanismes et les enjeux de la réalisation matérielle d'une édition commentée. Si les problèmes découlent des variations soudaines et de grande ampleur de la masse textuelle du texte principal et/ou de la glose, la nécessité de les résoudre plonge le copiste dans un véritable dilemme cornélien où l'artisan est continuellement ballotté entre le « principe de régularité » " qui impose la réalisation de pages le plus possible identiques sur le plan visuel " et le « principe de lisibilité » qui, dans le cas spécifique, impose d'optimiser (c'est-à-dire d'abréger et de rendre univoque) le va-et-vient continuel du regard entre le texte et son commentaire.
L'analyse a montré que, quelles que soient les solutions adoptées, les copistes avaient tendance à préserver la régularité des zones supérieure et latérales de la page au détriment de la zone inférieure qui, correspondant à la marge la plus développée, permet d'absorber avec une plus grande aisance les surcharges et les raréfactions de la masse textuelle. Le meilleur compromis entre régularité et lisibilité revient aux copistes de Bologne qui avaient adopté comme « unité de travail » la double page à livre ouvert. Cette double page, dont les deux volets ont en gros le même « layout », correspond également à un « cycle d'adéquation » complet entre le texte et la glose, en ce sens que la numérotation des lemmes recommence à chaque changement de double page et qu'aucun lemme ne se prolonge sur la double page suivante. Dans chaque double page, la régularité est assurée du fait que l'espace dévolu au texte principal est modulé en fonction de la masse textuelle de la glose qui, elle, est enfermée dans un cadre à peu près immuable. Or, c'est bien ce cadre qui focalise le jugement du lecteur sur la régularité de la page et son harmonie.
Des recherches ultérieures (E. Ornato, cf. Publications), menées à partir du relevé ligne par ligne du texte et de la glose dans deux cahiers du manuscrit Vat. Lat. 1430 (L. Devoti, cf. Publications), ont fait apparaître le lien étroit entre les modalités de transcription des ouvrages juridiques commentés et le système de transmission des textes dans les milieux universitaires, dit de la pecia. En fait, le texte et la glose étaient contenus dans deux modèles que l'on louait séparément aux copistes. Les temps de rotation très rapides interdisaient, dans la pratique, que l'on possède simultanément la pecia du texte principal et celle de la glose correspondante. Aussi, fallait-il transcrire d'abord la totalité du texte, puis celle de la glose, ce qui empêchait de moduler simultanément l'espace dévolu à l'un et à l'autre. La solution de la « double page », associée à la variabilité de l'espace réservé au texte principal, présuppose en revanche une transcription simultanée, et donc des temps de rotation des peciae beaucoup plus lents. C'est pourquoi cette solution apparaît dans des manuscrits plus tardifs et n'aurait pu de toute manière s'imposer pendant la période où le système de la pecia était à son apogée. 
La tenue du colloque « Le commentaire entre tradition et innovation », dont le lamop a été co-organisateur au sein de l'Institut des traditions textuelles (fr 33 du cnrs) dirigé par Marie-Odile Goulet Cazé (cf. Colloques, Paris-Villejuif, septembre 1999), a été l'occasion de nouvelles avancées. 

Sur la base des protocoles d'observation précédemment établis et partiellement expérimentés, il a été procédé à l'examen minutieux (limité néanmoins au livre I) de deux anciens témoins de l'Iliade richement commentés (le matériel exégétique commun étant cependant assez réduit) : Venezia, Marc. gr. 453 et 454. L'analyse de ces réalisations (M. Maniaci, cf. Publications) a mis en évidence, deux siècles avant l'essor du livre juridique et dans une aire culturelle tout à fait différente, le fait que les mêmes problèmes tendent à engendrer des solutions analogues. Les stratégies d'ensemble mises en euvre par les copistes sont en effet, à quelques variantes près, tout à fait semblables à celle que l'on observe bien plus tard dans le monde occidental : subdivision de la glose encadrante en trois zones communicantes (en ce sens que les lemmes peuvent déborder d'une zone à la suivante), la zone inférieure demeurant « élastique » pour absorber les variations de la masse exégétique. Même le concept de « double page » en regard est déjà présent en embryon chez l'un des témoins : la double page y constitue bien la frontière du « cycle d'adéquation » " puisque la numérotation des lemmes reprend dès que l'on passe au verso suivant ", mais le copiste renonce assez vite, on ne sait pourquoi, à moduler le nombre de vers contenus dans une page en fonction de la quantité de commentaire disponible. L'analyse entreprise doit bientôt se poursuivre sur un troisième manuscrit commenté de l'Iliade, transcrit de la même main que le Marc. gr. 453, conservé à la Bibliothèque de l'Escorial : il sera ainsi possible d'analyser le comportement d'un même copiste qui transcrit deux fois le même texte commenté. 

Dans le cadre du même colloque, a été par ailleurs présentée une première étude concernant une situation différente : celle du commentaire aux tragédies de Sénèque dû à Nicolas Treveth (début du XIVe siècle) dont ont été examinés quatre manuscrits très proches de la date, et peut-être aussi du lieu, de composition (P. Busonero, cf. Publications). Il ne s'agit pas cette fois, comme à Bologne, de l'agrégation progressive de gloses sous l'autorité d'un grand juriste (Accursius), ni de filtrages « arbitraires » d'un immense matériel exégétique préexistant, comme dans le cas de l'Iliade, mais de l'euvre d'un seul auteur, composée sans doute d'un seul tenant et sur commande expresse. L'étude de la disposition du texte et du commentaire dans les manuscrits les plus anciens fait apparaître que la typologie de la glose encadrante n'est pas la forme « spontanée » que l'on adopte dans ce genre de circonstances. Dans tous les manuscrits, en effet, les tragédies et le commentaire sont placés sur deux colonnes adjacentes (avec des variantes d'une tragédie à l'autre), mais la synchronie des deux flux textuels est loin d'être satisfaisante. Manifestement, on n'a pas encore affaire à une planification cohérente et organisée de leur coexistence et chaque copiste « se débrouille » comme il peut. Plus tard, lorsque les tragédies et leur commentaire feront partie des textes lus dans les Facultés des Arts, une réorganisation de l'ensemble s'imposera. Le processus de changement de typologie " avec toute la problématique intellectuelle et matérielle qui s'y rattache " constitue un terrain de recherche qui s'avère d'ores et déjà très riche d'implications.

Une dernière étude a été consacrée, enfin, à ce que l'on pourrait appeler la « paléographie de la page commentée », le terrain d'observation étant encore une fois constitué par le livre juridique bolognais (A. Tomiello, cf ? Publications). Comme on le sait, le module de l'écriture de la glose est habituellement plus petit que celui de l'écriture du texte principal. Il s'agit bien souvent d'une nécessité, du moment que la masse textuelle de la glose est normalement beaucoup plus importante que celle du texte commenté. Cependant, le décalage se manifeste en toute circonstance, même lorsque les marges sont loin d'être « saturées », et il arrive également, par ailleurs, que les marginalia soient écrits dans une écriture moins « noble » ou de toute manière plus hâtive. Ce qui rend intéressant le cas du livre juridique, c'est le fait que texte et glose utilisent systématiquement le même type d'écriture posée d'apparat : la rotunda. Sachant, grâce aux contrats de copie survivants, que, à quantité égale, le temps de transcription de la glose était sensiblement plus rapide que celle du texte principal, on doit se demander si la hiérarchie dimensionnelle ne reflète pas également une hiérarchie de niveau. La réponse apportée par l'analyse est négative : le copiste adapte certes les canons de la rotunda au changement de module, mais il ne produit pas une transcription « au rabais ».

e) La transition de l'écriture caroline à la « gothique » (A. Tomiello ; cf. Publicationsdea de la Scuola di specializzazioneper la conservazione dei beni archivistici e librari)

En l'espace de deux siècles, l'écriture livresque en usage dans le monde occidental " la caroline " subit une série de profondes transformations : alors que l'espace entre les mots acquiert définitivement son statut de séparateur sémantique, l'espace entre les signes à l'intérieur du mot rétrécit jusqu'à disparaître, au point que certaines lettres, présentant des courbes opposées (comme le p et le o), finissent par fusionner (ligature). Parallèlement, de nouvelles formes graphiques viennent remplacer ou côtoyer les précédentes : le d oncial, courbé à droite, remplace le d droit ; le s rond apparaît en fin de mot à la place du s long ; une forme « ronde » du r est utilisée après les « lettres à panse ». L'aspect général du tracé se trouve d'autre part profondément modifié : il se fait progressivement anguleux et prend la forme d'une alternance de pleins, très épais, et de déliés filiformes. L'écriture elle-même se simplifie, en ce sens que chaque lettre est « fabriquée » à l'aide d'un petit nombre de traits modulaires (on pourrait songer, par analogie, à l'affichage de nos montres ou calculettes). Ce long processus s'achève vers le milieu du XIIIe siècle : l'écriture que l'on nomme vulgairement « gothique » " mais que les paléographes préfèrent appeler littera textualis " acquiert alors sa physionomie spécifique et entreprend une longue carrière dans le livre occidental.
Ce qui caractérise ce phénomène, c'est sa gradualité et sa spontanéité apparente : aucun des manuscrits conservés ne peut être considéré comme un prototype canonisé, en rupture ouverte avec les pratiques graphiques précédemment en vigueur. C'est pourquoi la seule manière de l'étudier consiste à rassembler un corpus de témoins datables s'échelonnant sur les XIe, XIIe et XIIIe siècles, et de s'interroger sur le « calendrier », tant absolu que relatif, de chaque innovation graphique. Jusqu'à présent, à quelques rares exceptions près[10], les paléographes n'ont guère été intéressés par la naissance de la littera textualis et, de toute manière, cette discipline a toujours refusé les procédures de type quantitatif. Aussi la recherche entreprise sur cette longue transition (A. Tomiello, sous la direction de S. Zamponi [Université de Florence] ; dea de la Scuola di specializzazione per la conservazione dei beni archivistici e librari : direction M. Palma) est-elle novatrice à la fois par sa thématique et par sa méthodologie, si bien que la notice descriptive établie à cette occasion possède, qu'on le veuille ou non, une connotation paradigmatique.
Cette notice comporte plusieurs sections : éléments structuraux, à savoir caractéristiques strictement liées à la constitution progressive de la littera textualis et à l'organisation des lettres dans la chaîne graphique ; faits d'exécution, qui se rapportent à la manière de « produire » les signes graphiques et au style de ces derniers ; variantes graphiques, c'est-à-dire identification d'allographes pourvus, le cas échéant, d'une fonction distinctive ; faits périgraphiques et codicologiques, qui comprennent des phénomènes étrangers à la morphologie de l'écriture mais qui jouent un rôle important dans l'organisation de la page écrite. Quant à l'échantillon, dont la taille avait été fixée en première instance à 120 manuscrits, il a dû être réduit à quelques dizaines d'unités, compte tenu de la rareté de volumes datables avec une précision et une fiabilité suffisantes. A l'heure actuelle, l'exploitation des données est en cours et les premiers résultats ont déjà fait l'objet d'une publication.

f) « A lire ou à regarder » ? Richesse et lisibilité dans les manuscrits des traductions françaises de Boccace (E. Cottereau ; cf. Publications ; maîtrise sous la direction de C. Gauvard)

Bien plus que le livre imprimé, le manuscrit médiéval est intrinsèquement et simultanément investi de deux rôles. L'un est d'ordre fonctionnel et correspond à sa finalité même : transmettre un message dépourvu d'erreurs et lisible dans les meilleures conditions ; l'autre relève de la sphère ostentatoire : le rang d'un objet artisanal dans l'échelle des niveaux d'exécution doit être strictement corrélé à celui de son propriétaire dans l'échelle sociale.
Mais, précisément, qu'entend-on par « niveau d'exécution » ? Ou plutôt, de quelle manière ce concept était-il interprété par le couple commanditaire / artisan ? Le terme « niveau » possède bien évidemment une connotation de richesse, mais il est tout aussi évident qu'il ne saurait être dissocié de la notion de « soin », donc de qualité. Cette notion s'applique non seulement aux aspects les plus voyants du livre " les éléments décoratifs " mais aussi aux caractéristiques qui relèvent des fondements esthétiques de l'objet : la régularité et la proportionnalité, Cependant, elle embrasse également le domaine fonctionnel : il est indéniable qu'un livre agréablement lisible est sans aucun doute un livre de qualité. D'ailleurs, il n'est pas toujours possible de séparer nettement les deux domaines : une page aérée et peu remplie est non seulement plus élégante, mais aussi plus lisible.
L'historien du livre est donc en droit de se poser la question : étant donné que le commanditaire / possesseur au patrimoine modeste doit nécessairement renoncer à la profusion de richesse mais s'efforce de respecter, chaque fois qu'il le peut, les principes esthétiques et les exigences de lisibilité, est-ce que, inversement, le propriétaire riche, qui n'est pas soumis à la loi d'airain de l'économie, englobe la lisibilité du livre dans le concept de qualité ?
La réponse à cette question ne peut venir que de l'analyse d'une catégorie de livres tout naturellement destinés à des personnages de rang élevé ; en l'occurrence les manuscrits de la version française du De casibus de Bocacce par Laurent de Premierfait, texte dont le succès ne s'est pas démenti tout au long du XVe siècle et dont il nous reste plusieurs dizaines de témoins. Pour mener à bien cette analyse, il a fallu prévoir une grille de description aussi complète que possible et qui permette d'évaluer aussi bien les aspects les plus matériels du livre (qualité du parchemin) que les caractéristiques de la transcription les plus liées à la lisibilité (abréviations, coupure des mots en fin de ligne, etc.). Par ailleurs, le relevé mot par mot du même passage dans la totalité des témoins examinés a permis de confronter d'une manière rigoureuse le comportement des copistes et de déterminer leur degré de liberté par rapport aux divers éléments du texte (orthographe, ponctuation, capitales).
Le résultat de l'enquête ne laisse pas de place au doute : à l'exception d'un ou deux cas " ceux, précisément, où l'entreprise est impulsée et surveillée par un lettré " les aspects liés à la lisibilité sont systématiquement négligés, surtout lorsqu'ils entrent en contradiction avec d'autres impératifs. Seuls sont retenus ceux qui possèdent une connotation esthétique et qui frappent en même temps le regard " comme la densité du texte dans la page " ou ceux qui se rattachent très directement à la compréhensibilité du message écrit par un lecteur peu aguerri (usage du système abréviatif).
Un exposé complet des résultats de cette recherche sera bientôt proposé à la revue Quinio.

4. Recherches sur des corpus et des typologies particulières, études monographiques 

a) Les manuscrits de la Bible, ou « comment le Livre s'est fait livre » (M. Maniaci, E. Ornato ; partenariat : D. Muzerelle [irht])

Tout au long du Moyen Âge, la Bible a été l'un des textes les plus reproduits dans le monde chrétien et dans tous les lieux d'implantation de la communauté juive. Texte sacré par définition, elle a été utilisée dans des contextes très différents et avec diverses finalités ; elle a été, en outre, très largement commentée. Seul texte commun au patrimoine livresque de trois grandes aires, pour ainsi dire, ethno-socio-culturelles, la Bible traverse sans encombre les lieux et le temps, les mutations des systèmes graphiques et les avatars technologiques, puisqu'il s'agit, comme on le sait, de la première oeuvre imprimée. Témoignage suprême du message de Dieu, elle ne s'accommode pas de la facilité, de la négligence et du dilettantisme, et c'est pourquoi, en tous lieux et à toute époque, elle constitue sans doute l'une des expressions les plus achevées du professionnalisme artisanal dans le domaine du livre.
D'une part, donc, les bibles peuvent être considérées comme l'exemple même de la production livresque de bon niveau ; mais d'autre part, du fait de leur connotation religieuse et de leur omniprésence dans toutes les manifestations de la vie culturelle et cultuelle, elles constituent un objet tout à fait spécifique, et même exceptionnel. Ainsi, connaître l'histoire matérielle du Livre " la Bible " permet de mieux connaître l'histoire du livre en général, mais connaître l'histoire du livre en général permet de savoir en quoi les bibles présentent des solutions exceptionnelles ou exploitent les solutions déjà existantes. 
Du fait de la présence de la Bible dans toute l'Europe et dans le pourtour de la Méditerranée, l'étude des bibles ne saurait être affrontée que dans une perspective résolument comparative. La Bible constitue donc le meilleur « banc d'essai » d'une manière nouvelle " bien plus riche et complexe mais davantage hérissée de difficultés " de pratiquer la codicologie ; manière qui, on s'en doute, requiert dans bien des cas l'utilisation de méthodologies adéquates.
i. Les manuscrits de la Bible et la catalographie moderne (M. Maniaci, E. Ornato ; partenariat : D. Muzerelle [irht] ; cf. Publications)
Toute recherche d'envergure portant sur un corpus de bibles implique, quel qu'en soit le point d'application, des procédures de descriptions extrêmement détaillées et rigoureuses et ne saurait donc faire l'économie de l'observation directe in loco des manuscrits concernés. L'observation in loco présuppose bien évidemment que l'on connaisse le lieu de conservation des volumes ; or, il n'existe pas, à l'heure actuelle, de répertoire spécifique qui recense de manière exhaustive les exemplaires du texte latin et des diverses vulgarisations de l'Écriture. Aussi, toute opération de recensement et de sélection en vue de l'étude d'une population d'individus doit-elle nécessairement s'appuyer en premier lieu sur les catalogues des fonds manuscrits publiés jusqu'à présent.
C'est précisément sur ce point que le bât blesse, car tous ces catalogues sont le fruit, à l'exception du cas allemand, d'initiatives dispersées dans le temps et dans l'espace, programmées sur la base de principes hétérogènes et confiées à des acteurs de compétence inégale. Mais ce qui rend les choses difficiles pour le chercheur, c'est moins la multiplicité des choix et la subjectivité plus ou moins « négligente » des catalogueurs qu'un fait objectif : une bible " si l'on considère l'ampleur des aires de diffusion du texte sacré, la pérennité de son succès et l'éventail de ses modalités d'utilisation " est un objet intrinsèquement complexe et varié.
Malheureusement, les notices fournies dans les catalogues ne permettent que rarement de maîtriser cette complexité et de savoir exactement à quel type d'objet on a affaire. Cette difficulté se manifeste déjà au niveau le plus élémentaire, dès que l'on doit déterminer sans ambiguïté la structuration matérielle du projet originel de transcription : lorsqu'il s'agit d'un volume unique contenant le texte complet de la Bible, celui-ci pourrait avoir été « compacté » à une époque postérieure par la reliure de deux volumes à l'origine distincts ; un volume non mutilé contenant une partie de la Bible pourrait apparaître comme un projet de transcription partielle, mais il pourrait tout aussi bien être le survivant dépareillé d'une série de volumes disparus ou simplement dispersés ; enfin, plusieurs volumes décrits sous la même cote peuvent être interprétés comme un ensemble homogène faisant série, ou comme un ensemble d'origine disparate réuni dès l'époque médiévale, ou encore comme une juxtaposition « de confort », opérée par un bibliothécaire du XIXe siècle, de deux ou plusieurs volumes dépareillés. La situation est particulièrement critique pour les bibles de l'époque « monastique », dont le texte était en général divisé en au moins deux volumes (à l'exception cependant des bibles dites « atlantiques », cf. ci-dessous) et dont l'histoire est souvent riche en péripéties. 
ii. La structure matérielle des Bibles dites « atlantiques » (M. Maniaci ; cf. Publications)
A cause de leurs dimensions monumentales, les bibles dites « atlantiques » (de format «atlas«) constituent un épisode à la fois important et singulier de l'histoire du texte sacré dans la période comprise entre le milieu du XIe siècle et le milieu du siècle suivant. Il s'agit de manuscrits exceptionnels à plusieurs égards dont on conserve actuellement une centaine de témoins, souvent demeurés in loco.
Du point de vue matériel, les bibles « atlantiques » ne sont pas uniquement caractérisées par leurs dimensions imposantes et par le fait qu'elles contiennent (en un ou deux volumes) la totalité de l'Écriture ; elles sont également remarquables par l'homogénéité de leur présentation qui reflète l'existence de techniques sophistiquées d'organisation et de répartition du travail. Ces bibles surprennent aussi par l'universalité des choix graphiques : elles sont toutes transcrites en « caroline tardive », même dans les régions où le système graphique dominant est normalement différent. De son côté, la décoration sobre et austère, empreinte de motifs classiques (les scènes enluminées sont calquées sur l'iconographie des grands cycles des peintures murales romanes), correspond à l'exigence de créer des volumes élégants mais faciles à imiter, comme il se doit dans une production « en série ». Enfin, le texte présente une remarquable uniformité dans tous les témoins, au point que les spécialistes de la Vulgate n'hésitent pas à l'assimiler à une véritable « édition ».
La convergence de ces caractéristiques laisse supposer que la naissance et le développement des bibles « atlantiques » sont le fruit d'une initiative soigneusement ciblée et préalablement organisée dans tous les détails : dimensions, contenu, écriture, langage décoratif. En effet, ces bibles représentent le résultat concret d'un processus d'unification doctrinale promu par l'Église au moment de la réforme « grégorienne » : nées à Rome et réélaborés en Toscane, elles se sont rapidement diffusées dans l'Europe chrétienne afin d'y imposer une sorte de typologie « officielle » du texte sacré.
Alors que le texte, l'écriture et surtout la décoration des bibles « atlantiques » n'ont pas manqué d'intéresser les spécialistes, les aspects « archéologiques », en revanche, ont été négligés, et c'est dommage car la structure de l'objet et la présentation de la page écrite sont précisément le lieu où les objectifs culturels et idéologiques des commanditaires viennent interagir avec les réalités matérielles. Cette interaction n'est pas sans problème lorsqu'on a affaire à un texte comme la Bible dont la longueur (trois millions de caractères environ) se laisse difficilement contenir en un ou deux volumes. Ainsi, la réalisation d'une bible a de tout temps engendré de véritables défis, qu'il s'agisse de « compacter » le texte dans un volume miniaturisé ou, au contraire, de le « diluer » en plusieurs volumes pour qu'il coexiste harmonieusement avec son exégèse.
Même sur le plan matériel, l'apparition des bibles « atlantiques » doit être interprétée comme une nouveauté importante dont l'aspect le plus spectaculaire est le choix des dimensions, encore plus imposantes que celles des bibles carolingiennes de Tours. Sans doute ne saurait-on réduire cette option à la nécessité de comprimer la masse textuelle en un seul volume ; on doit songer également au rôle primordial que l'on attribuait au Livre dans la propagation de la réforme religieuse.
Cependant, malgré sa « visibilité », l'aspect dimensionnel n'est vraisemblablement pas le plus significatif. Le regard attentif du codicologue perçoit en effet des détails auxquels le lecteur ne prêtait pas attention : la densité de la transcription ; les pratiques de mise en page ; le rapport entre les unités textuelles (livres) et les unités matérielles (cahiers), qui correspond presque certainement à une répartition simultanée du transcribendum entre plusieurs copistes ; les dimensions, la fréquence et la distribution des initiales décorées. Tous ces éléments révèlent une évolution cohérente dans le temps et ramènent, sous un angle nouveau, à la question centrale : jusqu'à quel point ces bibles conservent-elles la mémoire d'un projet unitaire et du lien originel avec la réforme qui les avait directement inspirées ? Répondre à cette question implique une analyse minutieuse et systématique d'un grand nombre de témoins, projet actuellement en cours.

b) Livre « gothique » et livre « humaniste » dans l'Italie du XIVeet du XVe siècle (E. Ornato ; partenariat : M. A. Casagrande Mazzoli ; cf. Publications ; Colloques, San Gimignano, juin 1999)

Alors que la transition de l'écriture caroline à l'écriture « gothique » s'inscrit dans la gradualité et dans la longue durée (cf. ci-dessus, 2.e), l'apparition de l'écriture dite « humanistique » (celle que nous utilisons aujourd'hui) au début du XVe siècle apparaît en revanche comme la réaction soudaine et brutale des pionniers d'une nouvelle culture aux canons graphiques qui avaient accompagné l'essor de la culture scolastique traditionnelle, le tout sous prétexte d'un retour à l'ancien.
Cela dit, si l'on connaît bien les critiques explicites que Pétrarque adressait à l'écriture de son temps, il n'existe aucun manifeste programmatique qui nous précise en quoi et pourquoi il était urgent de réintroduire de toutes pièces dans les livres l'écriture de l'époque carolingienne ou romane ; il est évident, d'autre part, que ce qui est remis en question par les humanistes, ce n'est pas uniquement la morphologie de l'écriture « gothique », mais l'ensemble des pratiques de fabrication et de présentation du livre qui étaient en vigueur aux XIVe et XVe siècles. En quoi donc le livre « humaniste » et le livre « gothique » diffèrent-ils profondément ? Est-ce que le livre « humaniste » représente réellement une révolution radicale, en ce sens qu'il rejetterait en bloc les apports de l'époque précédente et relèguerait aux oubliettes les principes fondamentaux qui imprègnent partout et depuis toujours l'objet-livre ? L'étude systématique d'un corpus de plus de 200 manuscrits du XIVe et du XVe siècle, représentatifs pour moitié du monde humaniste et pour moitié des milieux les plus traditionnels, a permis de donner un début de réponse à ces questions :
" le pôle d'opposition entre les deux typologies de livre est représenté par le binôme « compact / aérien ». L'écriture épaisse aux hastes peu développées et dont les signes s'entassent sur la ligne, l'unité de réglure « écrasée » par la nécessité de remplir au maximum la page, les marges trop sacrifiées, tout cela est préjudiciable aussi bien à l'esthétique qu'à la lisibilité. Les pages « légères » du livre humaniste sont donc incontestablement plus agréables pour le regard … mais, lorsque les textes transcrits sont longs, les livres se présentent plus lourds et massifs qu'à l'époque précédente ;
" la révolution du livre « humaniste » n'est qu'apparente, car :
le livre conserve son rôle de représentation sociale, même si le point d'application de la hiérarchie change : il ne s'agit plus de la richesse de la décoration, mais de la gestion de l'espace. Celui-ci est d'autant plus gaspillé que le rang social du possesseur est élevé ;
les canons d'exploitation de l'espace sont bouleversés, mais à l'intérieur du nouveau système les lois et tendances fondamentales (régularité, proportionnalité, lisibilité, « rendement » de la page) restent en vigueur ;
la « grammaire de la lisibilité » (ensemble des dispositifs de toute sorte aptes à faciliter la lecture) est paradoxalement moins riche que dans le livre « gothique », pourtant décrié pour son manque de lisibilité. Par ailleurs, comme toujours, cette grammaire est d'autant plus pauvre que le possesseur est riche : ainsi, la dichotomie « livres à lire » / « livres à regarder » (cf. ci-dessus, 2.f)existe toujours dans le livre humaniste ;

le retour à l'ancien est un leurre. Les humanistes ne renoncent pas aux acquis du livre « gothique » et innovent même sur quelques points : pliage du parchemin (in-folio, même pour des volumes relativement petits, et non in-quarto) ; structure des cahiers (quinions, et non quaternions) ; présence de signatures sur tous les bifeuillets, ainsi que de réclames ; utilisation de peignes et de tabulae ad rigandum pour la réglure à l'encre et à la pointe sèche. En outre, par rapport aux modèles de l'époque « monastique », les marges sont beaucoup plus développées et l'unité de réglure demeure moyennement plus petite.

c) Codicologie des manuscrits d'euvres de théâtre (D. Smith ; cf. Publications)

Il existe environ 150 manuscrits d'euvres dramatiques pour la période du XIIIe siècle au milieu du XVIe siècle dans le domaine français (au sens géographique, qui inclut donc des textes en langues vernaculaires autres que le français). Lamajeure partie de ces témoins date des années 1450-1520, sous forme de copies « courantes », in-folio. L'analyse matérielle vise à déterminer les usages auxquels ils répondaient, et constitue un préalable à l'édition, à l'analyse interne et au commentaire des textes. Il s'agit, en somme, d'une contextualisation par l'analyse matérielle.
Sur l'ensemble du corpus datant de la seconde moitié du XVe siècle (il n'existe aucun manuscrit pour la première moitié de ce siècle), des pratiques particulières ont été repérées : justification par pliages, signes marginaux, numérotations spéciales par groupes de cahiers en relation avec la représentation, etc. Ces pratiques permettent de tracer des liens de production entre les « originaux » (ce terme n'a pas la signification de « manuscrit d'auteur » ; il s'agit de modèles rédigés à la table à partir d'autres « originaux » ou d'une source narrative), le matériel manuscrit de la représentation (« abrégés », rôles, carnets de régie, etc.), et des copies destinées à la lecture individuelle. Ces dernières sont les plus nombreuses : au final, seul un nombre limité de manuscrits est en rapport direct avec le « fait théâtral ». Ainsi, l'éclaircissement des contextes de production, de copie et d'usage pour des manuscrits de la Passion d'Arnoul Gréban et de la Farce de Maistre Pierre Pathelin, deux des plus importants textes de la littérature dramatique du Moyen Âge français, a permis de conclure qu'il s'agissait de « livres de méditation », genre peu étudié, mais qui connaît un véritable essor au cours de la deuxième moitié du XVe siècle.

d) Aspects codicologiques des manuscrits de musique profane (XVe siècle) (I. Ragnard)

Les manuscrits de musique profane du XVe siècle, nous transmettent un répertoire constitué essentiellement de chansons polyphoniques françaises. Cet état de fait reflète l'hégémonie croissante des compositeurs franco-bourguignons sur l'Europe musicale durant le siècle charnière entre le Moyen Âge et la Renaissance. Pendant longtemps, le manuscrit musical n'a été examiné que dans la mesure où il pouvait apporter des informations sur la provenance et la datation du répertoire. Or paradoxalement, dans les premières décennies du XVe siècle, les sources musicales sont principalement italiennes ; néanmoins, quelques chansonniers témoignent de productions française et germanique. Depuis peu, les musicologues cherchent aussi quels étaient les modes de diffusion des compositions savantes à travers la circulation des documents écrits et s'interrogent sur l'utilisation de telles « partitions » dans la pratique musicale de l'époque. Cette question est particulièrement délicate pour les sources profanes car les interprètes des chansons " principalement des ménétriers (chanteurs et instrumentistes) formés par tradition orale " n'étaient probablement pas en mesure de lire la notation musicale. Les anthologies qui nous sont parvenues sont-elles des recueils conservés dans des bibliothèques ou des partitions destinées à la pratique musicale ? La plupart des manuscrits présente un aspect modeste : dépourvus de décorations, ils ne comportent aucune preuve explicite de leur provenance, de leur datation ou de leurs possesseurs (ni ex-libris, ni colophon, ni signature, ni armoiries, ni devises, ni traces dans les inventaires de l'époque). Quels étaient donc les commanditaires ? De riches amateurs de musique ou des interprètes professionnels ? 
Un examen codicologique et paléographique minutieux est nécessaire pour comprendre le contexte culturel dans lequel les manuscrits de musique profane furent confectionnés. Il s'agit d'établir un panorama des processus de fabrication des volumes et des pratiques des copistes. Une méthode d'analyse codicologique propre aux sources musicales a été mise au point et testée sur quatre chansonniers de provenance italienne dans le cadre d'une thèse de doctorat en musicologie (Université de Tours " Centre d'études supérieures de la Renaissance, décembre 2000). Elle sera étendue à un corpus plus large centré sur des manuscrits de musique profane copiés entre les années 1415 et 1450 environ. L'analyse porte principalement sur la constitution des cahiers, les processus de réglure (p. ex. tracé des portées), la mise en page des différentes voix et la distribution du texte sous la musique. Cette étude typologique a pour objectifs : de préciser la provenance géographique des documents et l'origine des copistes ; de mettre en évidence une évolution chronologique des pratiques (changement de notation musicale, ordre de copie du texte et de la musique, mise en page) ; de cerner qu'elle était la destination des manuscrits (conservation ou pratique) ; de tracer la filiation des sources entre elles ; de permettre des comparaisons avec des manuscrits non musicaux notamment ceux copiés à la même époque en Vénétie.

e) Naissance d'une gastronomie : cuisine, littérature et médecine à la fin du Moyen Âge (B. Laurioux)

Après la publication de deux ouvrages de synthèse consacrés auxtextes de cuisine et à leurs supports livresques (cf. Publications), ces recherches s'intègrent désormais dans un projet général d'étude sur la gastronomie médiévale. C'est en effet à la fin du Moyen Âge qu'émerge, pour la première fois depuis l'Antiquité, un véritable discours gastronomique, c'est-à-dire un discours qui considère aussi les nourritures selon le plaisir gustatif " et plus généralement esthétique " qu'elles procurent, et non pas seulement en fonction de catégorisations religieuses ou sanitaires. Comme toute gastronomie, celle du Moyen Âge est donc sensible aux classements et aux réputations. Le De Honesta Voluptate que l'humaniste Platina composa dans les années 1460 est de ce point de vue un accomplissement. Dans cette euvre se nouent les fils de traditions textuelles jusque là séparées : l'analyse savante des aliments réalisée par des médecins formés à l'université et la description technique des recettes issue du monde des grands cuisiniers, qui reste presque toujours en langue vulgaire. S'y ajoutent des réminiscences de la littérature antique et un projet moral, qui mêle habilement stoïcisme et épicurisme dans le « slogan » de « l'honnête volupté ». Cette synthèse originale sera le creuset d'un genre qui allait profondément marquer la gastronomie occidentale pour des siècles.
C'est en amont que l'on peut se placer, afin d'éclairer les modalités par lesquelles se sont peu à peu constitués les discours rassemblés par Platina (comment ?), ainsi que les conditions qui en ont permis l'émergence (pourquoi ?). Pour répondre à ces questions, il faut en premier lieu se tourner vers les textes qui, durant tout le Moyen Âge, charrient des préoccupations gastronomiques, signalent des produits renommés ou attestent des distinctions en matière de goût. Mais ces textes ne prennent tout leur sens que dans le milieu qui les a vu naître et/ou au regard du public auquel leurs auteurs s'adressent. Autant dire qu'une recherche sur la gastronomie médiévale participe à la fois d'une histoire culturelle et d'une histoire sociale. Le pont entre les deux est une histoire du livre ouverte, détectant dans les caractéristiques matérielles et textuelles des manuscrits les indices du projet qui les fit produire, les limites de la diffusion qu'ils connurent et le type d'usages que leurs possesseurs en firent. 
Dans ce champ de recherche assez vaste, il faut privilégier les secteurs les moins connus, c'est à dire sur les discours médicaux et littéraires. Si la thèse de Marilyn Nicoud a complètement renouvelé notre connaissance de la diététique tardo-médiévale, elle a volontairement laissé de côté un genre limité qui est du plus haut intérêt dans une problématique de la gastronomie : il s'agit des traités consacrés à l'alimentation des malades, dont le plus ancien remonte à la fin du XIIe siècle. L'édition de cette Summula de preparatione ciborum et potuum infirmorum de Petrus Musandinus est ancienne et médiocre : à partir d'un recensement des manuscrits, il faut une nouvelle permettant de mieux appréhender l'originalité de ce texte. Dans un domaine " la nourriture des malades " a priori peu favorable à l'expression de désirs gastronomiques, leur prise en compte n'en est que plus frappante et est très parlante sur l'émergence d'une gastronomie. Ces indices fort précoces doivent être aux indications plus substantielles fournies par une compilation médicale peu répandue mais uniquement constituée de recettes : traduit de l'arabe par un certain Jambobinus de Crémone, le Liber de ferculis et condimentis est un contrepoint aux livres de cuisine qui commencent à apparaître à la même époque ; il n'a jamais été utilisé et figure encore inédit dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale de France.
Autre domaine négligé que celui de la lexicographie alimentaire, dont Curtius avait jadis signalé l'existence depuis le haut Moyen Âge, mais qui n'a jamais été étudiée depuis. On peut partir d'une série de grammairiens actifs à Paris entre le XIIe et le XIIIe siècles (Adam du Petit-Pont, Jean de Garlande, Alexandre Nequam) qui, tous, ont laissé des lexiques fort attentifs aux réalités quotidiennes. De tels répertoires expliquent la survie d'un vocabulaire latin de la cuisine, dont un humaniste comme Platina fera plus tard son miel ; mais ils révèlent également des évolutions du goût et des habitudes alimentaires par rapport au « modèle » antique (notamment à travers les nombreuses gloses en langue vulgaire qui parsèment ces textes). Au-delà de ces lexicographes, c'est une grande partie de la littérature des derniers siècles du Moyen Âge qui est envahie par une frénésie gourmande, dont le principal mode d'expression est l'énumération, la nomenclature : énumération des aliments, comme dans les plaintes de la jeune comtesse dans le Roman du comte d'Anjou ; énumération des produits renommés dans le Concile d'Apostole dès le XIIIe siècle. La thématique alimentaire s'insinue dans la poésie, avec les dits parodiques sur le boudin ou les pastiches hagiographiques sur saint Hareng, et elle pénètre aussi le théâtre : l'évocation complaisante des plats dans la prétendue Condamnation de banquet de Nicolas de La Chesnaye est, tout au début du XVIe siècle, un modèle du genre. Tout cela conduit bien évidemment à Rabelais, dans une veine qui n'a donc rien de populaire, n'en déplaise à Bakhtine.
Le succès des livres de cuisine, la prise en compte des désirs alimentaires par les médecins, le délire gourmand qui saisit la littérature, tout cela traduit le nouveau statut que la gastronomie est en train d'acquérir dans la société comme dans la culture. Deux milieux, qui correspondent également à deux moments, semblent plus particulièrement favorables à cette « gastronomisation ». Le premier est la cour de France et, autour d'elle, le réseau serré des hôtels princiers et aristocratiques qui l'imitent et donnent à leur tour le ton au Paris de la fin du XIVe siècle. La société de cour consacre à la préparation de la nourriture un nombre toujours croissant de serviteurs, qui prélève largement sur les abondantes ressources convergeant sur la capitale, impulsant d'ailleurs des circuits d'approvisionnement à flux tendu (le poisson frais de Dieppe), elle codifie enfin les manières de table " celles de servir comme celles de manger " tout en provoquant l'ire des moralistes par ses dépenses fastueuses et ses usages déréglés. Le règne de Charles VI semble être le sommet de cette exaspération gourmande, dont le parallèle avec les troubles économiques, sociaux et politiques peut être remarqué. Ces décennies offrent en outre une riche moisson de documents divers, qui vont des comptes de bouche et des règlements de métiers aux livres de cuisine (imputés déjà à Taillevent, maître des cuisines du roi) et aux textes littéraires de toutes sortes, sans parler de cette source exceptionnelle qu'est le Mesnagier de Paris.
Non moins favorisée est la Rome du milieu du XVe siècle. La mise au point du De Honesta Voluptate y a été préparée par la redécouverte d'Apicius et les travaux sur les agronomes latins, toutes tâches dans lesquelles Pomponius Leto et ses disciples de l'Académie romaine ont joué le rôle majeur. D'autre part, Platina a travaillé avec Martino, cuisinier du duc de Milan puis du patriarche d'Aquilée (avant d'entrer au service du condottiere Gian Giacomo Trivulzio), et dont le livre de recettes est par conséquent un miroir de la cuisine italienne du XVe siècle, de cette « nouvelle cuisine » fortement teintée d'ibérismes comme en témoignent de nombreux manuscrits culinaires encore inédits. Profondément ancré dans l'Antiquité tout en étant très ouvert aux modes gourmandes les plus récentes, le De Honesta Voluptate est aussi un mémorial de l'Académie romaine, des goûts et des petites habitudes de ses membres. La plupart appartiennent à la Curie ou à ces cours cardinalices qui l'imitent, reproduisant ainsi la situation observée à Paris un demi-siècle plus tôt : on en connaît bien le faste par les archives ou les ouvrages qui commencèrent alors à être consacrés au train de vie des cardinaux. Ouverture de la cuisine, Fixation d'une étiquette, transformations du service forment l'arrière-plan du De Honesta Voluptate et accompagnent sa diffusion à travers toute l'Europe, que l'on peut suivre dans les inventaires de bibliothèques et dans les exemplaires conservés, manuscrits ou imprimés.

f) Les manuscrits de textes historiographiques en France du Nord (I. Guyot-Bachy)

Ce projet de recherche " une étude de la production et de la diffusion des textes historiographiques en France du Nord dans la première moitié du XIVe siècle " se situe dans la perspective des quatre années à venir. Il s'agira, à terme, de dresser un panorama de la culture historique et de son rôle politique dans la partie septentrionale du royaume avant qu'une génération d'historiens et de lecteurs ne soit décimée par la Peste Noire, avant que les préoccupations liées à la guerre et au changement de dynastie ne renouvellent les termes du débat. Une des problématiques envisagées est celle du renouvellement de la culture historique. La zone géographique envisagée, parce qu'elle englobe à la fois le ceur du royaume et des régions-frontières, paraît particulièrement digne d'intérêt.
Le point de départ de cette étude consiste à établir un inventaire des manuscrits produits au cours de cette période dans l'espace géographique défini plus haut. Puis, en rassemblant tous les éléments d'identification à disposition, internes et externes au texte (langue, origine connue, marques de copistes, de possesseurs, de lecteurs …), on s'efforcera :
1. de cerner le milieu d'élaboration et de diffusion de la culture historique, et d'envisager les relations existant avec les lieux et les hommes de pouvoir ;
2.  d'appréhender le renouvellement de la culture historique (diffusion de textes connus antérieurement, apparition de nouveaux textes…) ;
3.  de comprendre les thèmes et les courants qui animent la vie politique.

Sous-axe C " La transmission et la diffusion de la culture écrite : livres, lecteurs, société (C. Bozzolo, X. Hermand) 

1. Aspects méthodologiques : l'exploitation quantitative des inventaires médiévaux (C. Bozzolo, E. Ornato ; cf. Colloques, mars 1997)

Dans le cadre de la table ronde Livre, lecteurs et bibliothèques de l'Italie médiévale,, ont été présentées quelques réflexions méthodologiques sur l'exploitation des inventaires anciens grâce aux méthodes quantitatives. En premier lieu, il a été fait état des difficultés qui y font obstacle et qui nous viennent des sources. Il s'agit avant tout d'inconvénients structurels : si les inventaires doivent être considérés comme une photographie fidèle des livres qui existaient à un moment donné " alors que le patrimoine survivant est fortement biaisé "ils ne fournissent pas de renseignements sur la date et l'origine des volumes et ne permettent pas de savoir si ces derniers étaient effectivement utilisés. Par ailleurs, les listes de livres ne nous renseignent guère sur les étapes du processus d'accroissement d'une bibliothèque. A ces « péchés originels » viennent s'ajouter les pratiques des rédacteurs des inventaires ; là, les problèmes découlent moins du caractère souvent subjectif, voire arbitraire, des descriptions, que des lacunes volontaires, correspondant à ce qui, au moment de la rédaction, « allait de soi » (on ne spécifie pas qu'un livre est en parchemin à l'époque où le papier fait seulement son apparition, ni qu'un livre est imprimé quand les imprimés constituent la majorité du patrimoine livresque).
Cela dit, le chercheur n'est pas complètement désarmé, car il existe des moyens pour suppléer, en termes statistiques, l'information manquante et pour identifier des strates à l'intérieur d'une bibliothèque : comparaison entre plusieurs inventaires successifs ; analyse paléographique (écriture), codicologique (structure du support, encre) et formelle (manière de rédiger les notices) ; mentions de donateurs ou de testateurs. Finalement, l'approche quantitative fournit une méthodologie adéquate pour résoudre un certain nombre de problèmes et offre un outillage technique très au point qui permet de traiter une masse très considérable de données. A vrai dire, les difficultés résident moins dans les méthodes que dans les moyens : la nécessité d'un recensement « exhaustif » des inventaires et son accessibilité par le chercheur, et surtout l'élaboration d'instruments de travail susceptibles d'aider à la formalisation univoque des données.

2. Les métiers du livre à Paris du XIIIe au XVIe siècle (K. Fianu)

Cette étude a constitué les fondements d'une thèse de doctorat (Université de Montréal, 1992), demeurée inédite, et se poursuit à titre de recherche personnelle. Il s'agit d'explorer le monde des artisans du livre oeuvrant à Paris entre la fin du XIIIe et le début du XVIe siècle. Au nombre de ceux-ci figurent les libraires (ou les stationnaires), les enlumineurs, les parcheminiers, les papetiers, les imprimeurs et les relieurs. Le point commun à tous ces artisans est leur appartenance, à un moment ou à un autre, aux rangs de l'Université de Paris. L'enquête porte à la fois sur leur statut juridique particulier et sur leurs pratiques professionnelles, tout en observant une approche diachronique riche d'enseignements, tant pour l'histoire de l'écrit que pour celle des métiers ou de la capitale française. 

3. Livres et lecteurs dans l'Europe médiévale

a) La transition du manuscrit à l'imprimé en France du Nord et dans les anciens Pays-Bas (X. Hermand)

Ce projet s'inscrit dans la perspective d'une histoire globale et comparative de la culture écrite, fondée sur l'étude de son expression concrète et mesurable : ce que l'on peut appeler tissu culturel. Dans un cadre chrono-géographique déterminé, celui-ci est constitué d'éléments dénombrables, mesurables, et donc comparables : hommes, textes, livres, lieux de production et de conservation de ces textes et de ces livres. L'analyse de la structure du tissu culturel à telle époque et dans telle région offre donc les données nécessaires à une histoire comparée de la culture écrite.
A cet égard, le passage du manuscrit à l'imprimé, à la charnière du Moyen Âge et des Temps Modernes, constitue un champ d'enquête privilégié. Replacée dans la longue durée de l'histoire du livre, l'invention de l'imprimerie " on l'a souvent dit " constitue en effet une véritable révolution, qui a profondément modifié tous les aspects du tissu culturel. Cette invention n'a pas seulement permis de multiplier le nombre de livres et de lecteurs, elle a surtout transformé les conditions de production et de diffusion du livre. L'univers du manuscrit fonctionne en effet selon des lois radicalement différentes de celui de l'imprimé : le manuscrit est un objet artisanal, fabriqué sur commande, dont la circulation est toujours locale ou régionale; l'imprimé est un produit quasi industriel, vite devenu l'enjeu d'une concurrence féroce, à l'échelle de l'Europe, entre des imprimeurs contraints pour survivre d'élaborer de véritables politiques éditoriales. Au-delà, cette révolution concerne tout le réseau de production et de transmission de la culture même.
Ce passage du manuscrit à l'imprimé sera étudié dans une aire géographique correspondant à la France du Nord et aux anciens Pays-Bas : il s'agit d'une zone intermédiaire, où le thiois et le français voisinent et se rencontrent ; un espace en plein essor au XVe siècle, où les ordres religieux se réforment, où de nouvelles congrégations religieuses essaiment, tandis qu'une culture laïque se déploie dans les grandes villes flamandes et les cours princières.
Dans un premier temps, on caractérisera le tissu culturel de cette aire vers 1450 (juste avant l'invention de l'imprimerie), puis vers 1500 (lorsque l'imprimé supplante définitivement le manuscrit), avant d'analyser le processus de transition, selon trois axes de recherches :
" l'impact de l'imprimé sur les hommes et les lieux de la culture (déplacement des centres de production du livre, émergence de nouveaux publics, renouvellement des bibliothèques, etc.) ;
" l'impact de l'imprimé sur les contenus textuels : qu'imprime-t-on, et que n'imprime-t-on pas ? que continue-t-on à copier, et pourquoi ? et dans quelle mesure le texte imprimé subit-il lui-même l'influence des politiques éditoriales ?
" l'impact de l'imprimé sur l'objet-livre et son statut : comment et pourquoi l'incunable, au départ simple clone du manuscrit, s'en est-il progressivement affranchi ? la révolution typographique engendra-t-elle une banalisation du livre ?

Pour chacun de ces aspects, il faudra reconstituer les différentes phases du processus de transition, en caractériser la rapidité et les moments-clés, s'interroger aussi sur les modalités de cette transition : furent-elles partout identiques, pour tous les types de textes et de livres et dans toutes les catégories sociales ? Pour être pleinement féconde, cette analyse s'appuiera sur les méthodes quantitatives, ce qui suppose la construction de bases de données à partir des sources disponibles et la mise au point d'instruments de mesure adéquats. Deux types de sources, principalement, s'offrent à notre investigation : les livres et les inventaires médiévaux de livres, pour lesquels il existe déjà des instruments de travail exploitables immédiatement ou moyennant adaptation ; d'autres instruments seront à forger, certains pouvant l'être dans des délais raisonnables, grâce à des collaborations.

Pour exploiter de manière optimale ces bases de données, il conviendra de mettre au point des typologies rigoureuses d'une part, des indicateurs statistiques fiables de l'autre. Les typologies à élaborer (concernant les textes, les livres, les producteurs et les utilisateurs), devront être conçues de manière large et souple, et croisées entre elles : par exemple, les typologies des textes reliées avec celles des livres et des éditions devraient permettre de proposer une classification des imprimeurs et de leurs pratiques éditoriales. Quant aux indicateurs statistiques, ils doivent être facilement mesurables et suffisamment représentatifs de tous les aspects que l'on souhaite étudier. Ils peuvent être relativement simples, mais bien souvent, ils résulteront de la combinaison de plusieurs paramètres. Dans bien des cas, en substance, les « instruments de mesure » devront être conçus ad hoc, car dans ce domaine l'outillage méthodologique est encore embryonnaire

Ce projet est vaste, mais en même temps réaliste et prometteur. Réaliste, car ces dernières années, plusieurs travaux ont paru, démontrant la fécondité de l'application des méthodes quantitatives à l'histoire du livre et creusant la réflexion méthodologique : ils constituent de solides points de départ pour la recherche ici proposée. Prometteur, parce que cette enquête s'appuie sur des moyens nouveaux pour l'étude des acteurs de la culture écrite, des instruments dont ils disposaient et de leurs créations : elle permettra de dresser la toile de fond sur laquelle s'inscrira ensuite tout travail plus ponctuel, et pourra peut-être faire apparaître des phénomènes jusqu'alors cachés

b) « Impression vénitiennes » : une étude quantitative de la production d'incunables à Venise (E. Ornato)

A partir de 1480, la ville de Venise peut se parer d'une primauté incontestable dans la production et la diffusion des premiers livres imprimés. Cette affirmation est vraie quelle que soit l'unité de compte adoptée : nombre d'ateliers de presse, nombre d'éditions, tirage (estimé d'après le nombre d'exemplaires survivants)[11]. Si l'activité des principaux typographes, tels que Nicolas Jenson et Alde Manuce, est bien connue et a déjà fait l'objet de travaux monographiques, l'analyse d'ensemble de la production vénitienne d'incunables fait aujourd'hui encore cruellement défaut. Cette lacune est aisément explicable, non seulement par le manque d'enthousiasme pour ce type d'approche de la part des spécialistes, mais aussi par l'absence d'un recensement exhaustif des éditions incunables : en effet, le répertoire global par nom d'auteur " le Gesamtkatalog der Wiegendrucke " commencé depuis plus de 50 ans, n'est arrivé qu'à la lettre H
La récente parution du cd-rom de l'iistc (International Incunabula Short Title Catalogue), entreprise plus modeste dans ses ambitions mais qui a le mérite d'être complète, met à la disposition des chercheurs une petite quantité de renseignements sur un nombre impressionnant d'éditions (27 000 dont plus de 3000 pour la seule ville de Venise). Bien qu'on doive regretter l'absence de tout ce qui a trait aux caractéristiques matérielles des volumes " absence qui constitue un handicap indéniable par rapport au Gesamtkatalog ", cet instrument de travail rend de facto possible l'étude systématique non seulement de la typographie vénitienne, mais de toute la production européenne, notamment pour ce qui est des politiques éditoriales.
Malheureusement, le terme de facto doit être sérieusement nuancé, car le cd-rom a été conçu pour faciliter la recherche de l'information, et non son traitement statistique. Il a donc fallu en extraire toutes les informations concernant les éditions vénitiennes et leur appliquer des procédures semi-automatiques afin d'obtenir une base de données à champs de longueur fixe reconnaissable par des logiciels tels qu'Excel ou Access. Parallèlement, il a fallu organiser sous une forme explicite les informations contenues implicitement dans la base : statut des textes imprimés (hapax éditoriaux, best-sellers européens, etc.), statut de l'édition (édition princeps, édition porteuse de remaniements, simple réplique, etc.), le nombre et la répartition territoriale des exemplaires survivants, la présence d'exemplaires en parchemin. L'exploitation des données vénitiennes peut maintenant commencer, et surtout ce travail préliminaire est virtuellement porteur d'une retombée positive : les procédures d'extraction à partir de l'iistc peuvent désormais être appliquées à d'autres corpus d'éditions (notamment pour la Belgique et les Pays-Bas ; cf. ci-dessus, 3.a).

c) Les bibliothèques anglaises à la fin du Moyen Âge (J.-Ph. Genet)

Le projet, formulé par Jean-Philippe Genet en 1997, d'une étude systématique des catalogues de bibliothèque et des inventaires de livres, voire des mentions éparses dans d'autres sources, afin d'établir de façon aussi précise que possible la liste des textes disponibles dans les deux domaines de l'histoire et du politique en Angleterre du XIVe au début du XVIe siècle, a connu un début de réalisation. Des études de cas sur les bibliothèques des rois et des princes d'une part, des membres du conseil royal de l'autre, ont été menées (voi bibliographie). Trois bases de données ont été constituées pour les bibliothèques individuelles : RAINE a été effectuée à partir du dépouillement systématique des Testamenta Eboracensia et des North Country Wills (Durham), GENERAL à partir de dépouillements variés et de mentions éparses et UNIVBOOK à partir du répertoire biographique d'Alfred B. Emden. Ce sont au total plus de 16.000 titres de "livres" dont le propriétaire est connu qui ont ainsi été rassemblés. Ces bases ont été utilisées pour deux communications au séminaire mais de nombreux dépouillements sont encore nécessaires pour que les données qu'elles contiennent puissent être considérées comme statistiquement significatives.
Une seconde orientation dans ce domaine est apparue avec l'étude, toujours par Jean-Philippe Genet, des miscellanies anglais à la fin du Moyen Âge. Depuis 1996, il a commencé à rassembler des descriptions précises sur une classe de manuscrits, ceux que les historiens anglais appellent souvent "miscellanies" ou, improprement à son sens, commonplace books. Ces manuscrits qui contiennent un très grand nombre de textes (parfois plusieurs centaines) de contenu et de formes très variés ont parfois été étudiés avec une très grande minutie dans le cas des collections littéraires (manuscrits Thornton, Vernon, Findern ...), il n'en est pas de même pour des manuscrits qui contiennent des textes d'un genre qui a moins polarisé l'attention de nos contemporains : textes de médecine, de droit, de dévotion etc. Ces manuscrits sont notamment riches en mentions d'évènements historiques, contenant aussi des listes, des chronologies et des documents politiques de toutes sortes. Jean-Philippe Genet a l'intention de poursuivre ce travail en profitant de ses passages dans les bibliothèques anglaises; il lui a déjà fourni la matière d'une communication à un séminaire.

d) Pré-Réforme et pratiques culturelles : livres, bibliothèques et archives dans les maisons religieuses de Belgique et de la France du Nord (diocèses de Liège, de Cambrai et de Tournai) à la fin du Moyen Âge (X. Hermand)

i. Les bibliothèques ecclésiastiques et leurs livres dans le Namurois entre ca. 1350 et 1530 (X. Hermand, thèse de Doctorat [Université catholique de Louvain, à Louvain-la-Neuve, sous la direction de R. Noël et de G. Philippart] ; cf. Publications)
Cette thèse de doctorat, soutenue en décembre 1998 et qui sera bientôt publiée dans la «Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres» de l'Université de Louvain, s'inscrit dans le cadre du renouveau des études consacrées au monde monastique et canonial à la fin du Moyen Âge. A travers l'examen des pratiques culturelles développées dans les maisons religieuses d'une «province» de l'Occident, la thèse tend à démontrer qu'au XVe siècle, les abbayes et les couvents relevant des ordres religieux traditionnels sont restés des centres de culture particulièrement vivaces. Pour vérifier cette hypothèse, on a choisi de mener une enquête sur les maisons religieuses d'un espace géographique restreint, en procédant à l'étude des techniques de fabrication matérielle et de composition intellectuelle des manuscrits, des modes d'acquisition, de gestion et d'entretien des livres, des politiques d'enrichissement des bibliothèques, des usages et du rôle des ouvrages y conservés.
L'originalité de cette enquête repose sur trois caractéristiques : le choix du cadre chronologique, celui du milieu étudié et de l'espace géographique, celui enfin des sources d'information. Cette originalité découle aussi de la méthode employée, qui associe étroitement la démarche érudite la plus traditionnelle (notamment dans l'expertise des manuscrits) et des préoccupations plus directement inspirées par la «codicologie quantitative».
Le cadre chronologique : la période 1350-1530, généralement négligée dans les synthèses relatives à l'histoire des bibliothèques monastiques, car considérée comme une période de relative stagnation, voire de déclin. Or, bon nombre de maisons religieuses ont été réformées à cette époque ; inévitablement, ces réformes ont dynamisé l'ensemble des pratiques culturelles.
Le champ d'investigation : le Namurois, un arrière-pays où s'étaient établies une quarantaine de communautés religieuses de modeste importance. Dès l'abord en effet, deux objectifs avaient été retenus : primo, examiner non pas un seul établissement ecclésiastique, mais un ensemble de maisons ; secundo, étudier non pas des centres intellectuels de premier plan, déjà relativement bien connus par ailleurs, mais une «province» intellectuelle, une région périphérique, sans doute plus représentative de la réalité médiévale la plus courante que les grands établissements monastiques.
Le recours à l'ensemble de la documentation disponible : non seulement les livres (manuscrits et imprimés) et leurs inventaires, mais aussi l'ensemble des sources susceptibles de nous renseigner sur les collections de livres et leurs usages (pièces comptables, testaments, documents nécrologiques, actes capitulaires, textes normatifs, etc.).
Les quelque 130 manuscrits (210 unités codicologiques) écrits ou conservés en Namurois aux derniers siècles du Moyen Âge et qui nous sont parvenus constituent l'ossature de cette documentation. Ils ont fait l'objet d'une expertise détaillée, envisageant tant leurs caractéristiques matérielles que leur contenu ou leur histoire. Les informations collectées ont été rassemblées dans un catalogue où chaque manuscrit bénéficie d'une notice critique détaillée. Menée de manière systématique sur un corpus suffisamment vaste, cette expertise a permis de rapprocher certains codices et d'attribuer à des scribes ou à des ateliers d'écriture des manuscrits dont l'histoire restait jusqu'alors mystérieuse ; elle a également fourni le matériel documentaire indispensable aux études sérielles portant sur les supports, la structure des cahiers, les types d'écriture ou les oeuvres contenues dans les codices.
Puisque ces livres constituent le principal support documentaire de l'enquête, il fallait résoudre une question critique fondamentale, celle de leur représentativité par rapport à l'ensemble de ceux qui furent utilisés en Namurois au Moyen Âge. On a donc procédé à l'examen des vicissitudes des bibliothèques de la région, en étudiant les facteurs susceptibles d'avoir provoqué des destructions de livres. L'enquête a d'abord confirmé l'importance des pertes qui ont frappé le patrimoine livresque. Elle a également mis en évidence deux périodes critiques dans ce processus de déperdition : le début du XVIe siècle, qui voit le triomphe de l'imprimé ; la fin du XVIIIe siècle, caractérisée par les sécularisations révolutionnaires. Elle a enfin montré que ces destructions n'ont pas touché de la même manière tous les manuscrits : les biais affectant la représentativité des manuscrits sont liés à leur âge, à leur appartenance au circuit de la propriété publique ou privée et à la typologie des textes.

On s'est ensuite intéressé aux livres en tant qu'objets matériels et produits d'un travail intellectuel : les caractéristiques matérielles des codices " support, dimensions, types d'écriture " ont donc été soumises à examen; de même les techniques de composition intellectuelle des manuscrits, à savoir l'ensemble des pratiques d'écriture et de récriture qu'ils révèlent, depuis la transcription proprement dite des textes jusqu'à la production d'écrits originaux en passant par la mise en forme graphique des oeuvres, leur rubrication, la confection d'instruments d'aide à la lecture et à la consultation.

Des livres, on est passé aux bibliothèques, en présentant les divers modes d'acquisition des volumes, puis en étudiant la manière dont ceux-ci étaient rangés, classés, entretenus, avant de terminer par un panorama de l'organisation interne et du fonctionnement des bibliothèques. L'originalité de la recherche consignée ici ne réside pas d'abord dans les thèmes développés (toute synthèse consacrée à l'histoire des bibliothèques les aborde peu ou prou), mais dans la volonté de se limiter aux informations fournies directement par les sources namuroises, en palliant le moins possible leurs faiblesses par le recours à des travaux généraux. Cette exploitation systématique a mis en évidence le dynamisme des ateliers d'écriture locaux, de même que l'importance de la circulation des livres entre les monastères ; liés aux réformes, ces phénomènes méritent d'être signalés car ils contrastent avec les schémas habituels relatifs à la production de manuscrits monastiques à la fin du Moyen Âge.

Dans une dernière partie enfin, les différentes formes de lecture pratiquées dans les établissements religieux ont été caractérisées : le service divin s'articulait autour de prières, de chants et de lectures; on lisait aussi à haute voix au réfectoire et à la salle capitulaire ; on s'adonnait enfin à la lecture en privé, que cette lecture prenne la forme d'une méditation ou qu'elle se limite à une consultation. En guise de bilan, un chapitre final a tenté de définir les caractères de la culture déployée dans les abbayes, les couvents et les chapitres du Namurois. Elle est liturgique, latine et plutôt tournée vers le passé, cette triple caractéristique s'expliquant sans doute par le caractère traditionnel des mouvements réformateurs actifs dans cet espace.

Pour les prolongements de cette recherche, cf. ci-dessus, 2.a et 3.d.

ii. Les réseaux monastiques et la circulation des livres (X. Hermand)
A beaucoup de points de vue, le XVe siècle peut être considéré comme un siècle de réformes : à cette époque, un peu partout en Occident, les ordres religieux traditionnels ont été renouvelés par des mouvements réformateurs s'efforçant de retrouver la ferveur primitive qui avait assuré la grandeur de ces institutions. Si les thèmes développés par les réformateurs et les textes sur lesquels ils s'appuyaient sont relativement bien connus, les réseaux qu'ils ont constitués afin d'assurer le succès de leurs entreprises demeurent en revanche dans la pénombre. Or, les tenants de la réforme, à quelque ordre qu'ils appartiennent, ont noué des liens entre eux et, dans nombre de cas, uni leurs efforts afin d'assurer le succès de leurs initiatives; ces contacts multiformes ont débouché sur la constitution de réseaux, parfois informels, dans lesquels circulaient hommes, textes et manuscrits. 
On se propose d'étudier cette problématique à partir d'un espace géographique restreint, correspondant au Namurois bas-médiéval, abordé dans notre thèse de doctorat. On avait alors défini les contours de cette région au moyen de critères « sociologiques » (une zone rurale, à l'écart des grands centres de culture de l'Occident) ; l'objectif serait maintenant d'identifier les réseaux culturels et spirituels parcourant les anciens diocèses de Liège, de Cambrai et de Tournai, dans lesquels s'inséraient les maisons religieuses namuroises. Ce projet se situe donc dans la perspective d'une géographie de la culture ambitionnant, à terme, de procéder à la cartographie d'une aire culturelle. Pour ce faire, il convient d'exploiter l'ensemble des sources susceptibles de nous aider à identifier ces réseaux : essentiellement les manuscrits, mais aussi les chroniques, les testaments, les comptes, etc.
Trois études à paraître permettent déjà d'entrevoir la fécondité de cette démarche. La première part de l'expertise des manuscrits de la bibliothèque de l'abbaye cistercienne du Jardinet pour mettre au jour les liens qui unissait cette communauté monastique à un cercle de chanoines séculiers des diocèses de Cambrai et de Tournai. Une deuxième enquête montre comment l'abbaye du Jardinet, au lendemain de sa réforme (1441), constitua sa bibliothèque en recourant aux services d'autres maisons de l'ordre (Moulins et Aulne) (cf. Colloques, Mons, août 2000). A partir de l'examen des textes contenus dans un manuscrit provenant de l'abbaye de Saint-Trond (Limbourg), un dernier article insiste sur l'influence, indirecte mais réelle, des moines du Jardinet et de ceux de l'abbaye bénédictine de Florennes dans la réforme de la communauté limbourgeoise au début du XVIe siècle.

e) Les bibliothèques ecclésiastiques en Scandinavie (E. Mornet)

Étudier la formation intellectuelle et la culture d'un groupe social, en l'occurrence le haut clergé scandinave à la fin du Moyen Âge, suppose nécessairement d'aborder les objets culturels dont ils disposaient, notamment les livres. Actuellement, dans les bibliothèques scandinaves, est conservé un très petit nombre seulement de manuscrits ou de livres imprimés dont on connaît les détenteurs, du début du XIVe siècle aux premières décennies du XVIe siècle, si bien que l'étude de l'objet-livre est quasi impossible à envisager. Cependant, il est possible de reconstituer certaines bibliothèques, ou du moins une partie de leur contenu, grâce à des sources substitutives : les inventaires, malheureusement en nombre infime, et surtout les testaments. Bien que son maniement pose de délicats problèmes méthodologiques, ce corpus permet de dégager les grandes tendances de la culture livresque des clercs scandinaves.
Un projet d'informatisation de l'ensemble des données danoises, suédoises et norvégiennes contenues dans les testaments de 1300 à la Réformation est actuellement en cours. Cette base doit permettre de procéder dans un second temps à une étude globale, dans une perspective évolutive et comparatiste, des bibliothèques ecclésiastiques afin d'établir les corrélations " et éventuellement les distorsions " entre leur contenu et la formation intellectuelle de leurs détenteurs.
Ce corpus a déjà donné lieu à des publications antérieures à 1996 et, en 1999, à une réflexion, encore inédite, Livres et culture à la fin du Moyen Âge : la bibliothèque du chanoine de Lund Bennike Henriksen d'après son testament (1358), qui a été présentée d'abord dans le cadre du Séminaire de prosopographie (animé par H. Millet et E. Mornet), puis dans celui de la question au programme de l'Agrégation et du capes 1998-2000.

f) La diffusion des manuscrits avec commentaire dans quelques aires européennes (C. Bozzolo ; cf. Publications)

Dans le cadre du colloque international sur Le Commentaire entre tradition et innovation (cf. Colloques, Paris-Villejuif, septembre 1999), organisé par l'Institut des Traditions textuelles de Villejuif dont l'umr 8589 fait partie, ont été apportées quelques informations d'ordre quantitatif sur la diffusion des textes commentés au XVe siècle. Cette recherche ponctuelle s'inscrit dans un panorama plus général, établi grâce à des études antérieures sur la production manuscrite de l'aire française et de l'aire rhénane[12] ; elle s'est donc appuyée sur deux bases de données distinctes concernant ces deux régions, constituées de manuscrits (ou mieux, d'unités codicologiques) datés. Aux champs déjà existants (données chrono-géographiques et textuelles, éléments codicologiques et dimensionnels) il a suffi d'en ajouter deux autres, consacrés respectivement à la présence simultanée d'un texte et de son commentaire et à la typologie sommaire de ce dernier.
Le pourcentage d'ouvrages commentés au sein des deux populations de manuscrits est pratiquement le même. Sur les 972 unités codicologiques du fichier rhénan, 207 comportent des commentaires, qui représentent donc 21% du corpus. Au sein du fichier français (1444 unités), on dénombre 238 manuscrits commentés, c'est-à-dire 20% du corpus.
Par ailleurs, l'examen en parallèle des courbes de production dans les deux aires prises en considération fait ressortir des phénomènes intéressants qui auraient pu échapper à toute analyse non systématique et non comparée. Ainsi, au sein de l'aire rhénane, on n'observe pas de sommet correspondant à la période du concile de Constance (1414-1418) : on doit donc en déduire que les lettrés qui participaient à cette assemblée conciliaire " pourtant extrêmement « gourmands » pour tout ce qui avait trait à la copie des manuscrits " ne s'intéressaient pas particulièrement à la transcription des textes commentés. La situation est différente, en revanche, pour la période qui correspond au concile de Bâle, déjà caractérisée par une ascension spectaculaire de la production au niveau général ; il nous reste, en effet, une bonne douzaine de manuscrits datés d'ouvrages commentés dont le colophon fait explicitement allusion au concile. Il ne semble pas toutefois, contrairement à ce qui se passait à Constance pour les textes classiques, que ces manuscrits aient été écrits pour des lettrés connus.
Quant à la comparaison entre les deux aires géographiques, on observe que, en Rhénanie, le nombre de manuscrits de textes commentés suit à peu près l'évolution de la courbe générale, les copies étant assez uniformément réparties entre les villes principales de la région (Cologne, Heidelberg, etc.). En France, au contraire, un seul centre, comme toujours, se détache nettement : Paris. Cette concentration est encore plus accentuée pour les textes commentés que pour la production en général : la part de la production parisienne de ce type de manuscrit représente 56%, contre 30% environ pour les textes dépourvus de commentaires. La spécificité de la production universitaire explique sans doute ce décalage.

4. Bibliothèques parisiennes

a) Le catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor (G. Ouy ; cf. Publications)

Le catalogue qui vient de paraître est l'aboutissement d'une recherche entreprise il y a quarante-cinq ans. Dans la mesure où il rend accessible des milliers de textes qui n'étaient signalés jusqu'ici dans aucun répertoire, ce catalogue sera un instrument de travail extrêmement utile. Mais il faut également espérer que l'on saura tirer les leçons méthodologiques de cette expérience. Le manuscrit isolé de son contexte historique « parle » rarement ; il ne délivre son message que si on réussit à le remettre en contact avec d'autres codices dont il partage l'origine ou la provenance. En travaillant de la même façon sur bien d'autres fonds, on ne traiterait plus les manuscrits comme des entités isolées, mais comme des éléments d'ensembles ou de sous-ensembles : le cas des soixante-quinze manuscrits de Simon de Plumetot identifiés àSaint-Victor n'est certainement pas une exception[13].
Le travail n'est toutefois pas vraiment terminé. Il reste encore à décrire plus de deux cents manuscrits absents du catalogue de Claude de Grandrue, lequel ne concerne que les livres qui étaient enchaînés dans la salle de lecture au début du XVIe siècle : ceux de la bibliothèque du cheur " essentiellement les manuscrits liturgiques " ou de la parva libraria, réservée aux seuls membres de la communauté, n'y figurent pas. Un volume de supplément était prévu, mais il n'a pas été mis en chantier à cause des divers obstacles auxquels s'est trop longtemps heurtée la publication de l'ouvrage. Il n'est pas sûr que ce volume puisse voir le jour dans un délai raisonnable ; aussi peut-on envisager de publier les descriptions de quelques manuscrits particulièrement intéressants dans une revue spécialisée.

b) La bibliothèque médiévale du Louvre (Y. Potin ; cf. Publications)

La fondation, par Louis IX, d'une librairie, au ceur du dispositif de thésaurisation royale que représente la Sainte-Chapelle de Paris, peut être appréhendée comme la première trace documentaire du manuscrit au sein du trésor du prince. Par la suite, les livres ne cessent de s'immiscer et d'irriguer les inventaires des différentes collections royales. Le processus culmine avec l'installation au Louvre en 1364 d'un trésor presque exclusivement consacré aux manuscrits : la célèbre bibliothèque de Charles V. 
Ce « monument » occupe une place de choix dans l'histoire du livre médiéval profane. Il est généralement assimilé au surgissement brutal mais heureux d'une conscience patrimoniale du Livre au sein de l'État monarchique. Cependant, le fonds du Louvre s'insère toujours dans une logique spécifique " celle du trésor " gouvernée par le don et la circulation de la valeur sociale et culturelle. 
Une première étude " qui a fait l'objet d'un mémoire de maîtrise sous la direction de Claude Gauvard " a tenté d'analyser la structuration et l'enrichissement de cette collection sous les règnes de Charles V et Charles VI. De nombreuses pistes restent à exploiter, notamment la généalogie des manuscrits royaux depuis le XIIIe siècle et l'identification des fonds royaux antérieurs parmi la collection du Louvre. L'étude des dons de livres " tant pour le roi que par le roi " doit également être poursuivie.
Si la librairie du Louvre s'affirme comme un trésor spécialisé pour les livres, elle n'élimine pas pour autant la présence continue et diffuse d'autres manuscrits dans les nombreuses collections royales. Le trésor des reliques de la Sainte-Chapelle, les trésors de joyaux disséminés dans les résidences du roi, ainsi que le Trésor des Chartes, en sont les principaux hôtes. Une telle omniprésence ne semble pas devoir se réduire à une dimension économique. C'est en tant que support transcendant de la mémoire " aussi bien liturgique qu'historique, politique ou littéraire " que le livre participe à la dynamique du trésor. Reliques, pierres précieuses (en tant que reliques du paradis terrestre), archives et manuscrits partagent une même fonction mémorielle au sein des trésors. Il s'agit désormais de comprendre les fondements idéologiques d'une telle convergence et d'en saisir les usages politiques et sociaux au travers des dons et du système de circulation dont ils sont l'objet. 
Le travail sur les éditions des inventaires de la librairie du Louvre invite enfin à ouvrir un champ de recherches historiographiques en parallèle. Les méthodes et les choix qui président, au cours du XIXe siècle, à l'élaboration du savoir documentaire sur l'histoire du livre, constituent un objet d'étude à part entière mais complémentaire de la démarche historique proprement dite. Les travaux de Léopold Delisle sur le livre et les bibliothèques médiévales constituent pour ce faire un observatoire stratégique.

5. Manuscrits et bibliothèques d'auteur

a) Catalogue des manuscrits autographes et originaux de Christine de Pizan (G. Ouy ; partenariat : J. Laidlaw, C. Reno) 

Depuis bien des années a été mis en chantier un catalogue des manuscrits autographes ou originaux de Christine de Pizan (G. Ouy et C. Reno ; c'est surtout sur Mme Reno que repose le poids principal de cette initiative) à laquelle James Laidlaw, éminent spécialiste de la tradition manuscrite des euvres de Christine, s'est offert de collaborer. Il va de soi que l'entreprise aurait tout à gagner de cette nouvelle collaboration, à condition toutefois que tout le monde soit d'accord sur l'essentiel.
Cet idéal, pour l'instant, n'est pas encore atteint. Au récent colloque de Glasgow (cf. Colloques, juillet 2000), M. Laidlaw a exprimé des doutes quant au caractère autographe des nombreux manuscrits d'euvres de Christine de Pizan identifiés comme tels il y a une vingtaine d'années[14]. Les doutes ne portent pas sur la main appelée X' " une petite cursive hâtive assez difficilement lisible et présentant diverses caractéristiques remarquables, qui intervient pratiquement dans tous les manuscrits exécutés dans le scriptorium de Christine, pour apporter des additions ou des corrections, faire des préparations de rubriques, des réclames " mais bien sur la main X : une élégante cursive livresque assez proche de la cursive de chancellerie qui écrit le corps même du texte.
A ces doutes " au demeurant compréhensibles dans le domaine de l'expertise, même lorsqu'ils ne peuvent se prévaloir de faits précis qui contredisent l'hypothèse de l'autographie ", il a été convenu d'apporter une réponse qui paraîtra elle aussi dans les Actes du colloque de Glasgow. Cette réponse s'appuiera sur les divers cas, déjà signalés précédemment, où, sous l'effet de la hâte, X se transforme progressivement en X' ; elle apportera par ailleurs de nouveaux exemples de formes intermédiaires et montrera, enfin, comment, par inadvertance, Christine emploie parfois l'écriture calligraphique pour porter dans les marges des corrections ou des notes qu'elle aurait normalement dû écrire en cursive hâtive.

b) Les manuscrits de Charles d'Orléans et de Jean d'Angoulême (G. Ouy) 

La bibliothèque de Charles d'Orléans et de Jean d'Angoulême a fait l'objet il y a quelques dizaines d'années d'une recherche menée dans les dépôts mêmes du Cabinet des manuscrits de ce qui était alors la Bibliothèque nationale. Comme les deux fils de Louis d'Orléans avaient été respectivement père de Louis XII et grand-père de François Ier, la majeure partie de leurs livres avait dû normalement aboutir à la librairie royale. Aussi n'est-il pas surprenant que cette recherche se soit révélée fructueuse, ayant abouti à l'identification d'une cinquantaine de volumes qui avaient échappé aux recherches de Gustave Dupont-Ferrier et de Pierre Champion. Sans doute, d'ailleurs, en reste-t-il encore bon nombre d'autres à retrouver.
Cette recherche avait notamment permis d'identifier un long poème latin composé par Charles d'Orléans pendant sa captivité en Angleterre, ainsi que deux euvres perdues de Gerson que le frère de celui-ci, le moine célestin Jean, avait réussi à faire parvenir depuis son couvent de Lyon aux princes captifs. Malheureusement, à l'exception de ces dernières trouvailles, tout le matériel de base servant à la reconstitution de la bibliothèque est demeuré inédit.
Le dossier « frères d'Orléans » depuis longtemps délaissé a été ressorti du placard il y a quelques années grâce à l'influence de Madame Mary-Jo Arn, auteur d'une excellente édition des poèmes anglais de Charles d'Orléans. Ce renouveau d'intérêt a donné lieu à une participation à l'ouvrage collectif Charles d'Orléans in England publié en 2000 sous sa direction (G. Ouy ; cf. Axe IV), et cette participation a offert l'occasion de remettre au net de nombreuses notes concernant les manuscrits des deux princes.
Cependant, il reste encore beaucoup de travail à faire pour qu'un ouvrage monographique devienne publiable. Il sera difficile, notamment, d'en venir à bout à défaut d'un collaborateur qui soit réellement motivé pour prendre concrètement en charge une partie de la tâche.

c) Jean Lebègue (1368-1457), auteur, copiste et bibliophile (G. Ouy ; cf. Colloques, Weingarten, septembre 2000) 

Figure encore très insuffisamment connue, Jean Lebègue est représentatif de la première génération des humanistes français qui se passionnait pour l'histoire. Il y a une quarantaine d'années, au moment où paraissait un premier article consacré à ce personnage[15], seuls dix-huit manuscrits lui ayant appartenu étaient connus. Aujourd'hui, le bilan dressé à l'occasion d'un colloque tenu récemment à Liverpool a permis d'en dénombrer trente-sept ; à ces manuscrits, on doit ajouter une dizaine de volumes qui le concernent directement, soit qu'il en ait dirigé l'exécution, soit qu'il les ait annotés, comme dans le cas des deux manuscrits autographes du corpus épistolaire de l'humaniste Jean de Montreuil (BNF lat. 13062 et Vat. Reg. lat. 332). La communication dont le texte paraîtra dans les Actes contiendra en appendice les descriptions de quarante-sept manuscrits.



ANNEXE I : ACTIVITE DE FORMATION[16]

1. Osservare per rifare il libro medievale (C. Bozzolo).

Depuis sa fondation en en 1992, La Scuola Europea di Conservazione e Restauro del Libro di Spoleto a choisi d'associer à la pratique manuelle de la restauration une formation théorique portant sur l'histoire, la philologie et l'étude du livre. Dans ce cadre, Carla Bozzolo assure 40 heures d'initiation à la codicologie. Il s'agit d'un cours magistral accompagné de séances pratiques dans les bibliothèques avoisinantes qui aura désormais lieu chaque année. Cet engagement a été l'occasion d'une réflexion sur l'enseignement de la codicologie et sur sa réception, notamment sur le lien étroit et incontournable qui existe entre la recherche " individuelle et collective " et la formation pédagogique.[17]

2. Cours de codicologie en télé-enseignement (M. Maniaci)

Ce cours fait partie d'un diplôme d'« opérateur pour la conservation du patrimoine », organisé en Italie par le Consorzio interuniversitario « Nettuno ». Chaque séance, disponible sous la forme de vidéocassette, est également transmise par satellite par la RAI (télévision d'Etat). Il s'agit de 40 séances de 45 minutes dont 19 ont été assurées par M. Maniaci. Chaque séance est constituée d'un cours magistral accompagné d'une présentation Powerpoint (images, dessins, tableaux, graphiques, synthèses des points principaux de l'exposé). Toutes les présentations ont été élaborées par M. Maniaci. Le sujet du cours est la connaissance du livre manuscrits depuis l'Antiquité jusqu'à l'introduction de l'imprimerie ; bien qu'axé principalement sur le monde occidental et byzantin, le cours ne néglige pas une approche comparative avec d'autres aires graphiques et culturelles. L'objectif est de donner des connaissances sur les matériaux constitutifs et les techniques de fabrication du manuscrit ; des éléments destinés à faciliter l'observation, l'usage des instruments de travail disponibles, l'évaluation de l'état de conservation des livres ; la terminologie nécessaire pour décrire concrètement les résultats de l'observation.

3. Master européen en conservation et gestion du patrimoine (M. Maniaci)

Ce master, organisé par un réseau d'universités italiennes, françaises et espagnoles, est coordonné par l'Université de Cassino. Il s'agit d'un programe d'études intégré de quatre semestres qui aboutit à un diplôme délivré en commun par toutes les institutions participantes. Son but est de former des spécialistes dans la conservation, la gestion et la mise en valeur du patrimoine culturel (d'une part archéologique et artistique, de l'autre archivistique et livresque) depuis l'Antiquité jusqu'à la Renaissance, en créant ainsi un nouveau profil professionnel très demandé, à l'heure actuelle, sur le marché du travail. Le master comporte à la fois des cours magistraux et des séances de séminaire, et prévoit obligatoirement un stage pratique dans un musée, bibliothèque ou chantier de fouilles. Le programme a pris son départ en novembre 2000 auprès des universités de Cassino, Sienne, Caen et Salamanque. M. Maniaciassure un cours sur « informatique et bibliothèques », ainsi que le secrétariat scientifique pour l'Université de Cassino.

4. Cours de codicologie organisé par la Fédération internationale d'études médiévales (FIDEM) (M. Maniaci)

Il s'agit d'un cycle de 30 heures d'introduction à la codicologie, à l'usage d'un groupe de doctorants issus de divers pays européens et de divers horizons scientifiques qui jouissent d'une bourse annuelle de la FIDEM. Les séances, qui ont lieu à Rome, se proposent d'illustrer les principales orientations méthodologiques et thématique de la codicologie, avec une attention toute particulière pour ce qui a trait à la description des manuscrits. Des séances pratiques ont eu lieu à la Bibliothèque Angelica.



[1]Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du Colloque international (Paris, 22-25 septembre 1999), M. O. Goulet-Cazé, éd., Paris, 2000
[2]  P. Busonero - C. Federici - P. F. Munafò - E. Ornato - M. S. Storace, L'utilisation du papier dans le livre italien à la fin du Moyen Age in Ancient and Medieval Book Materials and Techniques, (Erice, september 1992), M. Maniaci - P. F. Munafò eds, Città del Vaticano 1993, 2 vol., I, pp. 395-450
[3] Cf. aussi Nolite verberare facientem verba rara: I. E. Ornato, N'ayons pas peur des mots... II. E. Ornato - P. F. Munafò - M. S. Storace, Proposte terminologiche per lo studio della carta nel Medio Evo, « Gazette du Livre Médiéval », 27 (1995), pp. 1-12
[4] L. Gilissen, Prolégomènes à la codicologie. Recherches sur la constitution des cahiers et la mise en page des manuscrits médiévaux, Gand, 1977
[5] Cf. F. M. Bischoff, M.-Maniaci, Pergamentgrösse-Handschriftenformate-Lagen-konstruktion, « Scrittura e civiltà », 19 (1995), p. 277-319
[6] Cf. Busonero P., L'utilizzazione sistematica dei cataloghi nelle ricerche codicologiche: uno studio sulla fascicolazione nel basso Medio Evo, «Gazette du livre médiéval», 27 (1995), p. 13-18
[7]  Cf. C. Bozzolo, E. Ornato, Pour une histoire du livre manuscrit au Moyen Âge. Trois essais de codicologie quantitative, Paris, 1983².
[8] Cf. L. Devoti, Aspetti della produzione del libro a Bologna : il prezzo di copia del manoscritto giuridico tra XIII e XIV secolo, « Scrittura e civiltà », 18 (1994), p. 77-142.
[9] Cf. J.- H. Sautel, Essai de terminologie de la mise en page des manuscrits à commentaire, « Gazette du livre médiéval », 35 (1999), p. 17-31.
[10] Zamponi S., La scrittura del libro nel Duecento, in Civiltà comunale: Libro, Scrittura, Documento. Atti del Convegno (Genova, 8-11 novembre 1988), Genova, 1989, p. 317-354.
[11] Pour sa vérification en ce qui concerne le livre juridique, cf. D. Coq - E. Ornato, La production et le marché des incunables. Le cas des livres juridiques, in Le livre dans l'Europe de la Renaissance (Actes du XXVIIIe Colloque international d'études humanistes, Tours, juillet 1985). Paris, 1988, p. 305-322
[12] C. Bozzolo, La production manuscrite dans les pays rhénans au XVsiècle (à partir des manuscrits datés),« Scrittura e civiltà », 18 (1994), p. 183-242.
[13] G. Ouy, Simon de Plumetot (1371-1443) et sa bibliopthèque, in Miscellanea F. Masai dicata, Gand, 1979, 2 vol., II, p. 353-381.
[14] G. Ouy, C. Reno, Identification des autographes de Christine de Pizan, « Scriptorium », 34 (1980), p. 221-238.
[15] G. Ouy, Le songe et les ambitions d'un jeune humaniste parisien vers 1395, in Miscellanea di Studi e ricerche sul Quattrocento francese, Turin, 1967, p. 355-407.
[16]Pour Livre, manuscrit et société (J. Ph. Genet, E. Ornato) voir annexe «séminaires».
[17] Cf. C. Bozzolo, Osservare per rifare il libro medievale, in Fondazione per la conservazione e il restauro dei beni librari " Spoleto. Contributi e testimonianze, éd. par M. C. Misiti, Spoleto, 2000, p. 29-30.